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Jendouba, un gouvernorat qui attend le changement

Dernier gouvernorat en terme de participation à l’élection présidentielle de 2014, à la traîne quant aux indices de développement, le gouvernorat de Jendouba bénéficie d’une diversité territoriale et de richesse naturelles, mais qui ne profitent pas directement à la région.

Pour se rendre à Jendouba, chef-lieu du gouvernorat du même nom, il faut emprunter une autoroute traversant un paysage de vallées verdoyantes. Loin de l’aridité des gouvernorats du sud, cette région donne l’image d’une contrée vivante, prospère, nourricière. Pourtant selon l’INS en 2016 le taux de pauvreté du gouvernorat était de 22,4%, soit 7 points au dessus de la moyenne nationale. En 2012, il se classait en 21eme position sur 24 en matière de développement selon un rapport du ministère du Développement régional.

A quelques encablures du chef-lieu se trouve l’agglomération de Ben Béchir. Ce jour-là, comme tant d’autres jours, une voiture à la plage arrière encombrée par une énorme citerne d’eau et de nombreux bidons rangés à la hâte, se fraie un chemin sur une piste cabossée, pleine de trous et de flaques. C’est qu’il a plu la veille et que le paysage porte encore les stigmates des intempéries. Il a plu, mais un colporteur d’eau roule pour livrer des clients.

Dans le gouvernorat de Jendouba tout le monde n’a pas accès à l’eau potable. Un comble pour Kamel Ben Othman, 2e vice-président de la municipalité.

“Nous sommes le château d’eau du pays. Nous sommes le gouvernorat le plus pluvieux.”

Le rapport de l’INS de 2014 corrobore ses dires. La situation des délégations est inégale. Malgré les nombreux barrages et les stocks d’eau, la desserte des ménages en eau du robinet est de 99% à Jendouba, mais tombe à 33% dans la délégation de Fernana.

Un gouvernorat en grande partie rural

M. Ben Othman explique que la géographie de la région est une richesse, car elle permet une diversité de cultures, mais elle est aussi une difficulté car le gouvernorat est rural à 70%. Cette ruralité rend parfois compliqué le travail des autorités, surtout depuis le changement de découpage des municipalités.

L’élu raconte que la superficie de la municipalité s’est élargie et est passée de 980 hectares à 44 000 hectares aujourd’hui. De ce fait la population prise en charge a changé passant de 40 000 citoyens à plus de 100 000 habitants. Le budget lui n’a pas changé, déplore M. Ben Othman, obligeant la municipalité à continuer à agir avec les mêmes sommes mais face à des demandes qui augmentent  : “Elles sont plus nombreuses et nous avons des difficultés pour y répondre, surtout en ce qui concerne les zones rurales nouvellement incluses dans nos prérogatives.”

La municipalité de Jendouba n’est pas la seule à se retrouver avec un périmètre et un nombre de citoyens élargis. D’après M. Ben Othman plusieurs municipalités du gouvernorat ont fait part de la difficulté de leur situation.

Pour autant il croit dans de possibles changements et dans la nécessité de la municipalité à être moteur : “Nous allons essayer de faire quelques projets d’aménagement pour lutter contre les inondations, mais aussi concernant l’éclairage public et l’état des pistes, pour une meilleure mobilité des citoyens” car M. Ben Othman explique que la ville, à l’image du gouvernorat est une zone rurale et que la question de l’accessibilité est un problème.

La mobilité pose des problèmes aux citoyens dès leur enfance. Il souligne que l’abandon scolaire est important ici. Une des raisons est la situation financière des familles, qui fait  que des enfants sont très tôt mis au travail. Le gouvernorat serait le premier pourvoyeur d’enfants-domestiques selon l’UNICEF. Mais l’abandon scolaire s’expliquerait aussi par le problème d’accessibilité et de distance. Il arrive en hiver que le pluie ou la neige empêchent les enfants de se rendre à l’école du fait des trop grandes distances à parcourir à pieds ou parce que les routes ne sont pas praticables. Il en découle que dans certaines délégations le taux d’analphabétisme atteint les 40%, toujours d’après le recensement de l’INS de 2014.

La santé à la traîne

M. Ben Othman n’est pas le seul à parler de la question de l’accessibilité. A la Direction régionale de la santé, M. Mohamed Rouiss commence par expliquer que les infrastructures de santé sont insuffisantes dans la région, malgré les 118 centres de santé de base dispatchés sur tout le gouvernorat. Il souligne également le manque de médecins et notamment de spécialistes. En effet, selon les chiffres de l’INS, le gouvernorat comptait 0,6 médecin pour 1000 habitants contre une moyenne nationale de 1,3.

L’ancien médecin urgentiste ajoute que la population du gouvernorat est particulièrement touchée par des maladies génétiques : “Nous sommes un foyer de drépanocytose et de thalassémie.” Des maladies qui pourraient être dépistées en amont si les femmes bénéficiaient d’un suivi de grossesse explique Rachida Gharbi, chef de service.

En plus d’être sous-doté en médecins et matériel, un des problèmes de ce gouvernorat, c’est l’accès, expliquent les deux professionnels de la santé.

“Ce problème touche le personnel médical qui a du mal à se déplacer jusqu’aux malades, les patients qui ont du mal à venir jusqu’à nous et impacte également certains cas d’urgence si un transfert est nécessaire à Tunis, puisque nous n’avons pas tous les spécialistes et tout le matériel sur place”, détaille M. Rouiss.

 Un gouvernorat qui ne bénéficie pas des richesses qu’il produit

Comme d’autres gouvernorats du pays, Jendouba vit l’injustice d’être un gouvernorat producteur de richesses qui ne bénéficie guère à son développement. Il est pourtant un lieu de production agricole, de ressources forestières, de matières premières mais qui ne sont pas transformées sur place, il est doté de zones touristiques en bord de mer et en montagne et pourrait profiter d’échanges commerciaux avec l’Algérie du fait de sa zone frontalière.

Mais le gouvernorat ne vit pas de ses richesses et la situation de la population est inquiétante pour Taoufik Soltani, chargé des affaires sociales à la mairie et fonctionnaire du ministère des Affaires sociales.

“Quand je travaillais à l’Ariana par exemple, les demandes des citoyens n’étaient pas les mêmes. Ici, les jeunes sont dans un situation de grande précarité, alors qu’ils devraient être dans l’âge où l’on travaille et construit sa vie.”

Le taux de chômage est ici de 25%, de quelques points au-dessus de la moyenne nationale mais en dessous de celui de certains gouvernorats du sud et de l’intérieur. Il monte jusqu’à 35% pour les femmes.

Lutter contre le chômage à petite échelle

Pour lutter contre le chômage M. Ben Othman à la mairie a bien des idées : “Il faut développer l’éco-tourisme, les industries agro-alimentaires ou encore les industries de transformation des matières premières.”

D’autres solutions sont envisagées, mais avec un prisme libéral. Oussame Dhif, le premier délégué du gouverneur, fraîchement arrivé dans la région, explique que la lutte contre le chômage passe par des aides à l’entrepreneuriat, via des subventions et des formations. “Il y a des difficultés dans ce gouvernorat, notamment avec les jeunes diplômés au chômage. Nous essayons de trouver des solutions, des emplois dans l’agriculture, les services…. Mais nous sollicitons aussi l’aide des associations pour aider les jeunes à se lancer dans des projets personnels, à avoir des subventions.”

Essayer de multiplier les solutions ce que fait Eya Abidi, trésorière de l’association Friguia for Strategies : “Nous formons des jeunes dans tout le gouvernorat en leur offrant un accompagnement professionnel et en leur permettant de comprendre l’écosystème autour de lui. Il y a ainsi eu des créations de start-up dans le domaine de l’agriculture ou du service, mais ce qui manque encore c’est l’aspect innovant.”

Elle a noté pendant ces formations la défiance des jeunes envers les responsables politiques. Elle reste pourtant optimiste quant aux possibilités d’amélioration de la situation des citoyens dans le gouvernorat.

La société civile prend les choses en main

Walid Bouslimi de l’association Article 12, est aussi optimiste. L’organisation qui a débuté sous la forme d’un mouvement en 2014, demande plus de justice sociale et d’égalité à Jendouba. Le nom du mouvement est tiré de l’article 12 de la Constitution qui veut que :

“L’Etat a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l’équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses nationales en se référant aux indicateurs de développement et en se basant sur le principe de discrimination positive ; l’Etat œuvre également à la bonne exploitation des richesses nationales.”

En février dernier, l’association a organisé un mouvement qui a occupé l’espace public pendant la nuit pendant trois mois et a permis aux citoyens et aux responsables politiques de se rencontrer, d’échanger sur les problèmes et d’essayer de trouver des solutions.

Lui veut plus de collaboration entre les associations et les autorités. Il croit dans le développement possible de la région, veut tabler sur les richesses naturelles produites, créer de grands projets industriels, renforcer la possibilité pour les citoyens d’entreprendre, se défaire des lourdeurs administratives et des blocages qu’il incombe aux autorités : “les responsables politiques se moquent de la situation en réalité, alors que nous essayons de faire avancer les choses.”

Tout comme le chargé des affaires sociales à la municipalité, Walid Bouslimi n’hésite pas à parler de la tentation radicale et terroriste pour des jeunes qui ne trouvent aucune solution face à la précarité, et qui sont malgré tous connectés au reste du monde et peuvent mesurer l’injustice de leur situation. La région est en effet régulièrement le lieu d’affrontements et d’arrestations de personnes présentées comme terroristes par les autorités.

Une faible mobilisation électorale

Renouer le dialogue entre la population et les autorités semble pourtant une tâche difficile. Pour les élections municipales de 2018 seulement 28% du corps électoral du gouvernorat s’était déplacé, plaçant ainsi le gouvernorat parmi les trois derniers du classement national.

En 2014, pour la présidentielle, le taux de participation était de 52,8%, faisant du gouvernorat celui avec le plus faible taux de participation du pays. L’issue du scrutin de cet automne sera décisive pour savoir si la défiance continue ou si la confiance est retrouvée.

Article réalisé avec l’aide de Nada Trigui.

Sana Sbouaï

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