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La société civile amère face aux élections

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Egalité entre les citoyens, accès à la justice… les associations tunisiennes auraient aimé que ces questions de fond émergent lors des élections. Cela n’aura pas été le cas. Une déception qui s’ajoute au fait que leur travail a été récupéré par les politiques, qui ont imposés des débats superficiels.

“Le résultat du premier tour des présidentielles n’a rien de surprenant. En réalité, c’est une réponse de la population face à l’inaction des responsables au pouvoir depuis 2011.” Abderrahmane Hedhili, président du FTDES pourrait avoir l’air résigné, pour autant ce militant de longue date sait parfaitement que les batailles pour changer une société se mènent  sur le temps long. 

Dimanche 15 septembre, les Tunisiens ont voté lors du premier tour des présidentielles pour l’enseignant de droit Kaïs Saïed et pour l’homme d’affaires emprisonné Nabil Karoui. Deux hommes aux profils opposés aux habitués du sérail. Lors des élections législatives du 6 octobre, c’est un parlement morcelé qui est apparu. Avec encore une fois, un fort taux d’abstention pour ce scrutin et une sanction contre les partis installés.

Les candidats ayant une carrière politique ont été écartés lors de la présidentielle, et pour Alaa Talbi, du FTDES, ce vote sanction, doublé d’une forte abstention, s’explique facilement :

“Nous avons aujourd’hui une population épuisée, après toutes les promesses fictives entendues pendant les précédentes élections, après les visites occasionnelles et opportunistes des candidats. Il y a une déception totale de la population et l’émergence d’une nostalgie de l’avant 2011.”

Mais ce qui inquiète surtout les militants associatifs c’est de voir que les questions sur les droits et libertés n’étaient pas à l’ordre du jour. Pourtant, depuis 2011 de nombreux acteurs de la société civile travaillent à mettre en place une société plus juste en Tunisie. Les élections de cet automne représentent un moment de cristallisation de ce combat. 

Alors que le débat identitaire a cette fois été écarté, c’est la question de la situation économique et sociale qui a pris le dessus, mettant de côté des sujets comme l’accès à la justice, l’égalité entre les citoyens, la lutte pour l’intégrité des responsables politiques, la lutte contre les abus et les mauvaises pratiques de la dictature. En lieu et place de quoi les candidats se sont concentrés sur des questions importantes pour les citoyens, mais moins décisives quant au modèle de société à mettre en place.

Le travail de fond des associations récupéré par les candidats 

Au début du mois d’octobre a eu lieu une conférence de presse pour lancer la campagne “La roujou3” (Plus jamais) et présenter une analyse de l’offre des partis politiques et des candidats aux élections législatives à propos de la  justice transitionnelle, ainsi que les résultats d’une enquête de perception nationale sur la Justice Transitionnelle. 

Seif Ben Tili, de Bawsala, association membre de cette campagne au côté du FTDES et de ASF, explique la non prise en compte de questions clés : “La fracture se joue du fait de la prévalence de questions sociales sur les questions sociétales. Si on fait un tour des programmes on voit que la majorité des partis évoquent de problèmes socio-économiques, si bien que les candidats qui jouent là dessus sont les premiers dans les sondages. Il est difficile de dire à une personne qui a faim de venir exercer son droit à l’accès à la justice par exemple. Je pense que cet aspect économique et important, mais il faut aussi pousser pour que les droits fondamentaux aient une prévalence sur d’autres questions en politique.”

La société civile, entendue comme force de pression non-gouvernementale qui agit pour influencer les politiques gouvernementales, a permis en Tunisie de dresser un état des lieux de la situation vécue par la population dans toute sa diversité et faire émerger des batailles pour les droits et les libertés individuelles qui n’avaient que peu de place avant la révolution.

Cet état des lieux aurait été absorbé par les candidats pour construire un discours populiste, sans que les questions de droits et de liberté n’émergent. Une tactique politicienne pour Seïf Ben Tili : “La période électorale est le moment de cristallisation des questions décisives : les politiciens commencent à attirer les gens via des questions économiques et cela permet d’échapper à d’autres questions qui gênent ou qu’ils ne veulent pas traiter.”

Alaa Talbi, du FTDES, va plus loin : “A la fin on a l’impression que le travail de terrain de la société civile donne, comme résultat, un second tour entre Kais Saied et Nabil Karoui. Sont-ils les meilleurs profils pour récupérer cette masse (NDLR : de votants), je me pose la question. Mais en attendant il faut constater qu’ils étaient les seuls à s’adresser aux différentes catégories de la population. Et cette situation est en partie la faute des grands partis politiques.”

M. Talbi ne s’étonne pas que les candidats n’adressent pas les questions d’équité et d’égalité, alors même que la population se dit intéressée par ces sujets. Ainsi dans le sondage dévoilé dans le cadre de “La roujou3” 50% des Tunisiens interrogés disaient vouloir un Président de la République intègre. “Mais nous avons pour l’instant un des candidats au second tour qui est emprisonné dans une enquête pour suspicion de blanchiment et d’évasion fiscale. Je pense que cela marque le gouffre qui existe entre les besoins et attentes des citoyens et ce que la classe politique propose”, continue M. Talbi.

Si les principes défendus par la société civile semblent ne pas encore avoir été intégrés par les candidats pour l’instant, celà ne signifie pas qu’il faut se résigner. Gabriele Reiter, directrice du bureau de l’Organisation Mondiale Contre la Torture à Tunis, qui se bat pour que les pratiques du passé disparaissent, tempère le sentiment général : “2011-2019 c’est beaucoup trop court. En Europe de l’Est, en Amérique Latine pour changer les choses il a fallu des générations. Cela prend du temps.” Selon elle pour la question de la torture il y aurait une volonté politique de changer les choses, mais la mise en pratique prend du temps.

C’est justement pour que la situation change que l’organisation Amnesty International vient de publier une lettre ouverte adressée aux futurs députés. Un texte qui met en avant dix sujets en matière de droits humains, sur lesquels les parlementaires sont invités à travailler : liberté d’expression, liberté d’association, justice transitionnelle, égalité des genres ou encore dépénalisation de l’homosexualité… Pour Amnesty, le parlement doit accorder la priorité aux droits humains. Des sujets peu abordés lors des campagnes électorales. 

Un éclatement de l’offre

Autre point saillant des élections : une offre pléthorique de candidats. Vingt-six candidats pour les présidentielles et 1506 listes pour les législatives. De nombreuses listes ne sont pas affiliées à des partis politiques et sont formées d’indépendants, dont des membres de la société civiles affirment que certains sont des personnes corrompues et que des financements proviendraient de contrebandiers. 

Reste que dans la grande majorités les indépendants sont des citoyens ordinaires ou venant du monde associatif. Alaa Talbi explique ce phénomène : “Il y a une forte présence de listes alternatives pour ces législatives : il y a des listes qui ont vu le jour suite à des dissensions entre partis et il y a aussi des listes créées par des gens qui sont persuadés de l’échec de la notion de parti politique, et qu’il faut donc que les idées viennent d’ailleurs. Il y a aussi cette fois-ci des listes avec des gens qui viennent directement du monde associatif et qui veulent défendre leur propre projet et non servir les projets d’un parti, comme cela a pu être le cas en 2014.”

C’est que selon lui, ce n’est pas seulement les citoyens qui sont épuisés : “Nous sommes devant une réalité amère. La société civile propose des alternatives depuis des années mais personne ne nous répond.”

Quand le monde associatif franchit la frontière avec la politique

L’exemple du parti Aïch Tounsi parle de lui-même : ce mouvement socio-politique créé en 2018, s’est mué en parti politique et s’est lancé dans la campagne des législatives, sans grand succès. “Nous voulons faire de la politique en dehors de la manière dont les partis se définissent en Tunisie. Nous sommes issus de la société civile car nous sommes proches des citoyens, nous sommes allés les voir, nous allons discuter avec eux sur le terrain, pour savoir de quoi les gens ont besoin. Mais aussi parce que notre conception des choses c’est de dire que tous les citoyens peuvent se mêler de la politique et ont un mot à dire.” C’est ce qu’explique Yosra Sassi, en deuxième position sur la liste Aïch Tounsi, dans la circonscription Tunis 1. Cette avocate a été approchée pour intégrer la liste. Elle raconte avoir faire partie d’une association il y a quelques années. Tout comme un de ses colistiers Yousri Garnit, personnel administratif au sein de la Cité des Sciences. Il explique lui aussi que les Tunisiens en ont marre des partis, que la confiance est perdue et qu’il faut agir autrement. Finalement ce mouvement n’obtiendra qu’un siège au parlement.

Mais la société civile peut-elle prendre le pouvoir ? Alaa Talbi n’y croit pas et interroge le futur :  “Le fait que des listes soient issues d’associations, qui travaillent pour leur propre compte, doit faire l’objet, de mon point de vue, d’un débat national : quel rôle pour la société civile? Est-ce que l’on continue à proposer des alternatives ? De faire de l’observation ? Ou est-ce que l’on veut prendre le pouvoir ?”

C’est que le rôle de la société civile est particulier en Tunisie. La maîtresse de conférences Hèla Yousfi écrivait dans un article publié sur le site OrientXXI en 2017 que le prix Nobel attribué à la société civile tunisienne était “en quelque sorte la consécration de son pouvoir grandissant.” Pour l’auteure cette composante de la société  est devenue un acteur clé du champ politique, notamment après qu’un ministre chargé des relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile ait été nommé.

La société civile “ne se contente plus d’un contre-pouvoir, elle devient une actrice incontournable dans la fabrique de la décision politique”, écrivait Mme Yousfi. Elle soulignait aussi les clivages autour des missions de cette force.

Alaa Talbi lui est catégorique : “ Je ne crois pas à la thèse de la société civile qui va prendre le pouvoir. Donc je pose la question du point de vue éthique. Mais ça n’empêche pas qu’il faille avoir un débat sur l’avenir des partis politiques en Tunisie, sur la question de la confiance des citoyens qui s’érode, et sur la crise de confiance qui semble s’exporter vers la société civile.”

Sana Sbouaï

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