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Gilets jaunes : du neuf et du vieux

Billet d’humeur de Maïté Bouyssy*

Gilets Jaunes – Illustration de Sadri Khiari pour Barr al Aman – Décembre 2018

Paris – D’abord il s’agit d’une révolte, et ce terme émaille l’histoire (de France et d’ailleurs), toujours et partout, et rien n’est aussi vieux que la violence qui est un langage. Donc rien de neuf, mais une grammaire inédite, une façon de dire et de faire comprendre innovante, donc « neuve ». Regardons de plus près.

On parle de « jacquerie », les jacques étaient ces paysans supposés lourdauds qui se révoltèrent au XIVe siècle. Donc, rien de neuf dans le mépris des élites mais ce qui est neuf, c’est que l’on ne localise plus ces Jacques, ces Croquants (du Périgord au XVIIe siècle), ces Bonnets rouges (de Bretagne), car ils sont partout, à tous les carrefours majeurs, là où précisément se sont installés nos péages.

Or le péage, le paiement pour avoir le droit de passage est une rente féodale et cela insupporte quotidiennement le Français moyen (avec ou sans la nationalité, immigré ou natif, rural ou périurbain). Tous sont assez éduqués par l’école ou par les jeux vidéo pour savoir que la féodalité a été abolie en 1789. Il y a des mots et des symboles qui ne passent pas, des douleurs tues au quotidien, mais les souffrances s’agrègent et c’est cela que nous voyons et vivons. Certains pensent même: « ce n’est pas une révolte, c’est une révolution » selon la formule du 17 juin quand l’Assemblée se proclama corps politique national. Toulouse dit plus gentiment « Manu, ton cadeau de Noël, une révolution », mais le pantin qui l’affiche est pendu.

Ce qui est radicalement nouveau, c’est le glissement de la valeur du jaune : depuis Judas, c’est le couleur du traître, de l’ouvrier acheté par le patron et qui casse les grèves. C’est aussi la seule couleur primaire qui n’apparaît pas sur le drapeau tricolore. Le rouge est celui de la gauche syndicale et des partis, le blanc, (autrefois du roi), est celui des martyrs, surtout quand il s’agit d’enfants, et le bleu est national, bleu du roi ou bleu de France, et enfin, bleu horizon du soldat de la guerre des tranchée, celui qui, anonyme, repose sous l’Arc-de-Triomphe. Et c’est ce retour spectral qui intéresse et non nos couleurs (selon un commentateur sur France Culture qui s’excusait d’en devenir « giletjaunologue »), le bleu des forces de l’ordre, le rouge des pompiers et le blanc du personnel médical, ambulanciers en manifs ce jour.

Mais la couleur manquante de notre spectre politique est apparue, insituable politiquement, non localisable dans ses œuvres, mobilisée selon la modernité de l’internet, insatiable dans la variété de ses revendications qui vont des taxes sur l’essence, à la disqualification politique des élites et particulièrement du Président de la République en passant par le retour sur la suppression de l’ISF (impôt sur la fortune mobilière, celle qui est placée en bourse). Les gilets jaunes donnent un corps à l’histoire de la souffrance au présent des gens qui sont conscients, capables de se mobiliser alors que la veille et depuis des années, ils avaient disparus de nos écrans, peut-être depuis 1995. Mais alors, le départ, l’encadrement des luttes était syndical, ce dont on a vu la trace samedi, pour rituel du passé, place de la République.

Que dit un historien ? Le seul qui se soit enhardi à saluer ce mouvement est Emmanuel Todd, esprit indépendant qui, avec le statisticien Hervé Le Bras, a toujours cartographié les phénomènes pour en faire surgir leurs très vieilles dimensions anthropologiques qui vont du vote au contrat de mariage. Si l’on reprend les formes d’action mobiles et violentes vues – sur les écrans – à Paris, je dirais que cela me fait penser à la façon dont, avant et après le 14 juillet 1789, date de prise de la Bastille dans les villages du pays de serres, près d’Agen, en Lot-et-Garonne et en plein d’autres endroits, se constituaient des groupes d’anonymes qui allaient détruire le banc du seigneur à l’église, le portail de sa demeure, s’il y en avait mis, car en Gascogne on ne ferme pas sa parcelle de maison, et sa girouette, trois signes de distinction qu’on ne supportait plus. On brûlait aussi les vieilles chartes d’imposition. S’ils étaient arrêtés, ces insurgés déclaraient n’avoir rien prévu et ne connaître personne et l’on arriva ainsi au 4 août, date de l’abolition des privilèges en France.

A Paris, le Napoléon de la première salle de l’Arc-de-Triomphe a été décapité, et le Louis-Philippe a eu les yeux peints en rouge, sans doute, par-delà le gag, est-ce une mémoire profonde, pas nécessairement consciente, car ce roi dont beaucoup de manifestants ne savent sans doute même pas le nom a été, dans les faits, le responsable de l’écrasement des Parisiens qui ont combattu au Cloître Saint-Merri en 1832 (ce qui apparaît dans les Misérables de Victor Hugo), et deux ans plus tard, lors du massacre d’une douzaine de civils non combattants, chez eux rue Transnonain (la rue Beaubourg actuelle). Si faire brûler le Palais Brongniart (la Bourse jusqu’en 1987) répète 1968, c’est aussi, en s’attaquant aux grilles des Jardins des Tuileries, maintenir la volonté d’accéder à ce qui fut une conquête de la Révolution, redite en l’an II à la veille de la chute de Robespierre et qui fit scandale quand Louis-Philippe la remit en cause en 1831, suscitant un vaudeville narquois et diverses caricatures. Et si seuls les érudits le savent, seuls les gilets jaunes en témoignent.

La tonalité révolutionnaire des slogans notés par les médias ne fait pas de doute : « Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classe », « on a coupé des têtes pour moins que çà » et aussi ces mots fatiques du discours qui expriment des désirs et ainsi, le souci de faire advenir la chose : « Macron, démission », puis codé par le rap « Nik l’Etat » et l’anarchie « A bas les flics, l’Etat et les fachos », ou plus poétique – et situationniste « Vive le vent, vive le vent, vive le vandalisme » et, tendance prolétaire « à force de creuser, on finit par prendre des coups de pelle » ou punk gothique « le diable est avec nous ».

A chacun son écoute, mais les signes sont là, lisibles, compris, partagés.

*Maître de conférences honoraire, Université de Paris1 Panthéon-Sorbonne

Maïté Bouyssy

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