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Présidentielle: le poids du choix

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Dimanche 13 octobre, les Tunisiens ont élu un nouveau président de la République, après des semaines à devoir choisir, au rythme d’une campagne improbable. Un choix compliqué à arrêter.

Les jeux sont faits. Kaïs Saïed a été élu président, une nouvelle assemblée va prendre place, il ne reste plus qu’à former un gouvernement. La Tunisie est arrivée au bout de son marathon électoral, non sans difficulté pour les électeurs. Il aura d’abord fallu s’y retrouver dans la foule des 26 candidats qui se sont présentés au premier tour de la présidentielle le 15 septembre dernier, puis faire un choix entre deux profils étonnants ce dimanche 13 octobre.

De ce vote indécis au premier tour, les Tunisiens sont passés à un vote massif en faveur de Kaïs Saïed pour le second tour. Il a récolté 72% des voix selon les résultats préliminaires officiels, ce dimanche face à Nabil Karoui. Mais si les jeunes lui ont fourni un vote d’adhésion (90% des jeunes inscrits auraient voté pour lui selon Sigma Conseil), d’autres électeurs ont eu du mal à faire un choix, jusqu’à la dernière minute. 

Sur les réseaux sociaux, les débats n’en finissaient plus. Il fallait voter pour l’un ou pour l’autre, contre l’un ou l’autre, il fallait voter blanc ou s’abstenir, alors que sur le terrain la question semblait plus apaisée. Comme le débat dans lequel se sont lancés Marwan et Abir, deux jeunes fiancés de 28 ans, projettant chacun de voter pour un candidat différent. Lui pour Saïed et elle pour Karoui. Le couple s’est rendu ensemble vendredi soir sur l’avenue pour assister aux rassemblements organisés pour chacun des candidats et chemin faisant ils exposent chacun leurs arguments, tout en continuant à se tenir par la main.

Rassemblement en faveur de Kais Saied au dernier jour de campagne. Avenue Habib Bourguiba le 11 Octobre 2019 (Sana Sbouai)

Fin de campagne

Pour comprendre le vote de dimanche, il faut remonter à cette fin de campagne éclair, qui aura duré 48 heures, après la libération du candidat Nabil Karoui mercredi 9 octobre. Le candidat à la présidentielle avait été emprisonné le 23 août pour suspicion de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Son absence de la campagne présidentielle avait été source de tensions et de fatigue pour les électeurs qui ont dû, en plus, voter trois fois en moins d’un mois. 

C’est la mini campagne des deux candidats et les conséquences de cette campagne ponctuée d’un scrutin pour les législatives, qui auront permis à de nombreux électeurs de faire un choix. En effet tous n’étaient pas forcément convaincus par la victoire de Kais Saied lors du premier tour. Le candidat avait obtenu 18,4% des voix contre 15,6% pour Nabil Karoui. Au second tour, l’écart s’est creusé en faveur de Kais Saied, qui a remporté 72,71% des voix,  contre 27,29% pour Nabil Karoui, selon l’instance supérieure et indépendante pour les élections (ISIE).

Vendredi soir sur l’avenue Bourguiba, pour clore la campagne, il y avait deux camps bien distincts : les pro-Saïed et les pro-Karoui. Chacun à un bout de l’avenue, le tout dans l’ambiance bon enfant d’une soirée de fin de semaine. Dès 17h, les partisans de l’enseignant de droit se sont retrouvés devant le théâtre municipal, entonnant l’hymne national, chants et discours d’ouverture, appelant les Tunisiens de tous bords “de droite, de gauche, croyants, athés…” à se joindre au mouvement .

A l’extérieur des barrières qui délimitent un périmètre autour de l’estrade, Sameh, 23 ans, presse le pas. Cette étudiante en licence est venue au rassemblement car elle a vu l’annonce de dernière minute sur Facebook. “Moi je suis pour Kaïs Saïed depuis le début. Son programme me plait.” La jeune femme fait partie de la masse de jeunes électeurs qui a voté pour le constitutionnaliste dès le premier tour.

Ahmed, 29 ans, informaticien de Siliana, travaille à Tunis et fait les voyages tous les jours. Avant d’aller prendre un louage pour rentrer chez lui, il a voulu faire un passage rapide par le rassemblement.

“Au premier tour, j’étais pour Safi Saïd. Puis, j’ai encore voté pour lui aux législatives. Mais là, je vais voter pour Kaïs Saïed dimanche. Je suis contre Nabil Karoui. Il n’est pas clair. Tous les jours, il a des affaires qui sortent sur les réseaux sociaux. Kaïs Saïed n’a pas ce genre de problèmes.”

N’a-t-il pas peur d’être déçu si son candidat ne tient pas ses promesses ? “Non ! Les législatives ont tout décidé, c’est Ennahda qui a remporté le plus de sièges. Moi, je pense qu’il faut revenir à un régime présidentiel, avec un homme fort qui gouverne.”

Est-il nostalgique ? “Bon, c’est vrai qu’au temps de Ben Ali, il y avait des gens qui allaient en prison. Mais au moins, il n’y avait pas Ennahda. Et on vivait…”

Drapeau avec slogan “Nabil Karoui président!”, tenu par une citoyenne venue écouter le candidat sur l’avenue Bourguiba le 11 Octobre 2019. (Sana Sbouai)

A l’autre bout de l’avenue, Tawfik, tout juste retraité de l’univers juridique, n’est pas du tout d’accord. Il est installé sur un banc avec sa femme, dans le périmètre réservé au rassemblement pour Nabil Karoui. “Kaïs Saïed n’a pas l’étoffe d’un leader. Moi, mon choix c’est Karoui depuis le départ. Lui, il sait diriger une entreprise, il a de l’expérience, il sait comment mener des hommes. Et puis, Kaïs Saied ne sait même pas communiquer ! Bon Karoui aussi, il doit s’améliorer un peu. Mais Kaïs Saïed ne parle même pas en tunisien !” dit-il en faisant référence à la marque de fabrique du candidat juriste qui s’exprime toujours en arabe littéraire, aussi bien dans les amphithéâtres universitaires que lors de ses interventions télévisées. 

Plus loin, Nouha, la vingtaine, une jeune femme vivant dans un quartier populaire, insiste:

“Karoui va résoudre nos problèmes de pauvreté. C’est pour lui qu’il faut voter!”

Avec une amie, elle attend avec impatience de voir son candidat apparaître. Nabil Karoui finira par arriver vers 19h. La foule bigarrée applaudit, crie. Le candidat s’adresse à elle, en reprenant les mêmes idées : “nourrir nos enfants, avoir un toit sur la tête…”

Quelques heures plus tard, les deux hommes se sont retrouvés dans un face à face télévisé pour un débat organisé par l’association Munathara, en direct sur plusieurs chaînes. Un moment de télévision historique qui a drainé 6,4 millions de téléspectateurs toutes chaines tunisiennes confondues. Il a été le sujet de toutes les discussions du samedi précédent l’élection. En ce jour de silence électoral pour les candidats et les médias, le “Facebook tunisien” était rythmé par les statuts et commentaires autour du second tour. 

Le débat : un tournant dans la campagne

Ce débat a permis à certains citoyens d’y voir plus clair, notamment ceux qui n’étaient pas forcément dans les meetings des deux candidats vendredi soir ou qui avaient suivi la campagne de loin, via ses rebondissements et tractations politiques autour de l’affaire d Nabil Karoui. 

Hédi Hedfi, jeune étudiant en sciences juridiques de 21 ans et membre du bureau de vote de la rue de Marseille. Tunis, 13 Octobre 2019. (Sana Sbouai)

C’est ce qu’assure Hédi Hedfi, jeune étudiant en sciences juridiques de 21 ans et membre du bureau de vote de la rue de Marseille, dimanche 13 octobre. “J’ai regardé le débat vendredi soir au café, rue du Ghana dans mon quartier. Les jeunes faisaient des blagues sur les candidats, applaudissaient, réagissent à ce qui était dit. Il y en avait qui ne voulaient pas voter et qui après le débat m’ont dit qu’ils y voyaient plus clair et qu’ils allaient finalement aller voter.”Hédi est donc convaincu de l’apport positif du débat.

Zied Zahar, directeur commercial dans une clinique privée de la capitale, est un peu moins enthousiaste. Ce père de famille est venu voter dans son quartier de l’Ariana mais alors qu’il rentre dans le centre de vote, il n’est encore sûr de rien :

“Peut-être que je vais changer d’avis, peut-être même que je vais voter blanc une fois dans l’isoloir. J’aurais aimé que ce soit un vrai débat, que les candidats présentent d’abord leurs programmes, et que par la suite, les journalistes les questionnent.” 

Le candidat pour lequel il a voté au premier tour a été éliminé, il a donc dû se résoudre à un choix difficile, “à un vote utile”, le débat lui ayant permis de mieux cerner les candidats et de l’éclairer à “30%” environ.

Vote blanc et abstention

L’abstention aura fortement marqué les scrutins, même si pour le troisième et dernier rendez-vous électoral, les Tunisiens se sont un peu plus mobilisés avec un taux de participation qui frôle les 58%. Lors de l’élection présidentielle de 2014, il avait dépassé les 60%. Cette année, l’abstention et le vote blanc ont été l’objet de nombreuses discussions.

Talel Ksiksi, informaticien freelance à Médenine, vote blanc comme toute sa famille. Aucun des deux candidats ne lui convient:

“Je vais me déplacer pour mettre faire un bulletin blanc dans l’urne. Et j’espère que nous serons nombreux pour que cela soit réellement pris en considération dans le résultat électoral.”

Le débat de vendredi soir a-t-il éclairé l’opinion selon lui? “J’avais encore un peu d’espoir avant que le débat ne débute, mais au final, c’était encore pire. L’un des candidats me semble être presque stupide, l’autre dit ne pas avoir d’idée et vouloir s’en remettre aux jeunes…” Alors pour marquer son désaccord, il boycottera les deux profils.

Ecole primaire et centre de vote Rue de Marseille. 13 Octobre 2013. (Sana Sbouai)

Dans une démarche de rejet encore plus prononcée, Mehdi Bel Hadj Aïssa, lui, ne vote pas. Il a publié un statut Facebook pour expliquer sa démarche :

 “J’ai longtemps hésité entre les deux, vote blanc ou abstention, ça sera abstention pour moi. Je ne suis pas serein à l’idée de laisser un bulletin vierge au pays des magouilleurs. Et puis, je pense que finalement l’abstention aura plus de visibilité au niveau des chiffres. C’est triste quelque part de se dire que je suis descendu dans la rue un jour pour revendiquer un droit dont je vais pas profiter aujourd’hui. Mais la classe politique est aussi à l’image d’une grande partie du pays, sale, tricheuse et corrompue… On récolte ce qu’on sème après tout.”

Ce consultant de 36 ans n’était pas convaincu par les deux candidats et en plus, ne fait pas confiance aux institutions, et craint que quelque coche une case sur son bulletin vierge . Il a voté au 1er tour et aux législatives, mais les candidats du second tour ne portent pas les valeurs auxquelles il croit.

“Si le vote blanc avait un sens et était comptabilisé alors je me serais peut-être déplacé.” Dans son entourage l’abstention prend le dessus également.

Plusieurs pages Facebook ont appelé d’ailleurs pendant le scrutin à comptabiliser le vote blanc lors de ce scrutin pour qu’il soit considéré comme un “geste politique”. D’après l’ISIE, plus de 26 000 votes blancs ont été dénombrés pour le scrutin des législatives. L’instance en a dénombré plus de 15 000 pour le second tour de la présidentielle.

C’est pourtant, portés par cette envie de lutter contre les “magouilles” que de nombreux Tunisiens ont donné leur voix à Kaïs Saïed. Un choix évident pour certains, compliqué pour d’autres, de résignation parfois. Mais un choix, tout de même, fait en toute liberté.

Sur l’avenue Bourguiba dimanche soir, l’ambiance était à la fête. Les citoyens sont sortis pour célébrer la victoire de Kaïs Saïed pour certains, le simple fait que cette élection ait été menée jusqu’au bout sans bévue. Chants, klaxons, drapeaux, accolades. Kaïs Saïed l’a promis : il sera le président de tous. 

 

Sana Sbouaï

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