(Analyse) Dans quelle mesure les Tunisiens ont confiance dans les médias?

Dans quelle mesure les Tunisiens et les Tunisiennes ont-ils confiance dans les médias? Difficile d’avoir une réponse catégorique. Cependant, selon un sondage réalisé par Barr al Aman en partenariat avec CFI, deux tiers des sondés ont répondu qu’ils n’avaient pas ou peu confiance dans l’absolu.

Ce sondage a été réalisé sur un échantillon de 1841 personnes représentatif de la population tunisienne du 23 au 31 août 2018. Le questionnaire a été conçu et préparé par Enrique Klaus, chercheur en science politique spécialisé dans le domaine de la sociologie politique des médias, et Mohamed Haddad, rédacteur en chef de Barr al Aman.

L’écart entre les attentes des Tunisiens et leur évaluation de l’offre médiatique est marquant: Là où 12% attendent « l’expression d’opinions et d’avis », les sondés estiment que les médias leur transmettent le double (24%) d’opinions et d’avis. Par ailleurs, près de la moitié (45%) dit ne rien attendre des médias.

Dans leurs pratiques médiatiques, les sondés cherchent les informations vérifiées sur la Watania 1 (TV nationale 1) à 31%, alors que 22% se dirigent vers Nessma à cette fin. Là où 30% des sondé.e.s disent ne pas s’informer par la télévision. Or pendant la campagne électorale des municipales, les sondés disent avoir eu recours à la télévision nationale 1 – Watania 1 à 59%. Nessma vient également en deuxième position à 31% alors que celle-ci a décidé de ne pas couvrir les élections municipales (elle n’y a consacré que 25min durant toute la campagne!). Une hypothèse peut expliquer cette distorsion. Le questionnaire a été adressé aux sondés trois mois après les élections, il est possible qu’ils aient mentionnés la chaîne qu’ils regardent pour s’informer au moment du sondage et non pas durant les élections. Autre point, il est important de garder en tête que les sondages expriment plus souvent la perception des sondés que la réalité.   

Dans ce sondage, Barr al Aman a interrogé les Tunisiens sur leur évaluation de la couverture médiatique de certains événements marquants en 2017/2018, comme par exemple, la loi sur la réconciliation, le code des collectivités locales, la grève des enseignants du secondaire, la cour constitutionnelle, le report des élections municipales, etc. La satisfaction de la qualité de la couverture de ces faits varie entre 4% et 19%, c’est le taux le plus faible systématiquement.

Les 3 médias – radio, télévision et presse écrite – en qui les Tunisiens sondés disent avoir le plus confiance sont Attesia (88%), Nessma (23%), Al Hiwar Tounsi (9%).

Ici il faut relativiser ces chiffres car les répondants auraient pu confondre « notoriété » et « confiance ». En effet, ce sondage a eu lieu durant une période où plusieurs journalistes annonçaient leur intention de rejoindre cette chaîne, ayant provoqué l’ironie des internautes (ce matin je me suis réveillé et je me suis retrouvé à Ettasiaa)

Quant aux médias internationaux, les sondés disent ne pas avoir confiance « du tout » à 38%. Vient ensuite France 24, à 29%. Tout en gardant à l’esprit les réserves quant à la confusion sur « la notoriété » et « la confiance », à proprement parler.

A la question « selon vous les journalistes sont proches de quel parti? », plus de la moitié des sondés ont répondu « Nida » ou « Ennahda », des partis assimilés comme   « au pouvoir ». (Nida Tounes, 34% et Ennahda 15%). Or, 17% ont répliqué « aucun », et 27% « ne savaient pas ».

Les municipales de 2018: quel a été le rôle des médias?

Quatre Tunisiens sondés sur cinq (80%) ont indiqué que les médias ne les ont pas aidé à choisir pour qui voter durant les municipales. Cette question a été posée à 564 personnes sur 1841, ayant participé aux municipales. De plus, les résultats selon le genre, nous indiquent que les médias ont aidé doublement les femmes (28%) par rapport aux hommes (16%). Si on considère la répartition géographique, nous constatons que les interrogés résidant dans le sud du pays sont plus enclins à effectuer leur choix électoral via les médias (30%) alors que dans le Grand Tunis, ces résultats sont limités à 15% en moyenne.

Sans surprise, Facebook a été la première source d’information durant la campagne électorale (41%) suivi de la télévision (19%) alors que 15% ont déclaré qu’ils n’ont pas suivi la campagne électorale. 12% ont cité les discussions avec les amis comme source d’information. A noter que “Facebook”, englobe non seulement les pages officielles des médias mais aussi les pages de personnalités, de listes candidates ou d’amis.

Aucune thématique de campagne n’a marqué les Tunisiens sondés (79%), alors que 10% ont indiqué qu’ils ne savaient pas quelle a été la thématique marquante. Gardons en tête que le code des collectivités locales n’a été adoptée que quelques jours avant les élections du 6 mai 2018, privant les listes candidates de présenter des programmes réalistes et ancrés dans la réalité.

Participation dans la vie politique

Près de la moitié des sondés ont dit ne pas être intéressés par la politique, alors que 38% ont estimé être “un peu” intéressé. Ici, il est impératif de nuancer ces résultats car le sondage ne permet pas d’obtenir des réponses qualitatives, notamment fixer une définition commune de ce que  “la politique” signifie.

L’élection représente la pratique la plus importante dans la participation de la vie politique (61%) selon les sondés. Elle est suivie par la participation aux manifestations (9%), affiliation à une ONG (6%), participation à une grève (5%), en bas du classement, l’affiliation à un parti politique (2%). Notons que 32% ont déclaré qu’ils n’ont “jamais participé à aucune action politique”.

Les présidentielles de 2014 constituent l’élection à laquelle les sondés ont le plus participé (42%), alors que 39% ont indiqué qu’ils n’ont participé à aucune élections (ni après ni avant la révolution). Viennent ensuite les législatives (34%), les élections de la Constituante (30%) et les municipales (30%) alors que 15% ont indiqué avoir voté avant 2011.

Les sondages sur la confiance des citoyens dans leurs médias est une pratique répandue dans le monde notamment en France avec le sondage « La Croix » réalisé en janvier de chaque année depuis 30 ans.

Approche critique des sondages

Il existe une tradition sociologique en matière de critique des sondages d’opinion. Cette tradition a été incarnée – entre autre s- par Pierre Bourdieu. En effet, dans un texte intitulé “L’opinion publique n’existe pas”, le sociologue français opère une déconstruction critique du sondage en tant qu’instrument de mesure de l’opinion publique.

Selon Bourdieu, le sondage d’opinion repose sur trois postulats qu’il remet en question. Le premier postulat consiste à considérer que tout le monde est capable d’avoir une opinion. Mieux, que toute personne est à même d’exprimer une opinion politique sur tous les faits sociaux par le simple fait d’être interrogé. Or, avoir une opinion suppose une réflexion antérieure qui n’est pas forcément mise en œuvre chez tous les individus.

Les sondages partent aussi du principe que toutes les opinions se valent (deuxième postulat). Cela veut dire que les opinions exprimées ont la même valeur sociale. Or, ce principe ne prend pas en compte les positions sociales différenciées des énonciateurs et les effets d’autorité que cette parole est susceptible d’avoir.

Quant au troisième postulat, il consiste à supposer un consensus sur les problèmes sociaux. Il se manifeste à travers ce que Bourdieu appelle “l’imposition de problématique”. Cette imposition s’exerce par le simple fait d’énoncer et de poser les même questions à tout le monde. Or, ces problèmes ne sont pas forcément portés par les enquêtés auxquels on administre ces sondages.

Enrique Klaus travaille actuellement au sein d’un programme de recherche européen sur les changements socio-institutionnels à l’œuvre depuis 2011 de l’Egypte au Maroc. Après avoir mené des recherches en Egypte et au Maroc, il a travaillé pendant 5 années sur la réforme du secteur médiatique en Tunisie, notamment l’audiovisuel et sa régulation, l’information d’agence à travers la TAP, ou encore la presse écrite.

 


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