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Tunisie: Incident diplomatique entre la Présidence et le Parlement sur la Libye

Cela devait être la première fois que la Présidence de la République répond aux questions des élus. Il n’en est rien. Tarak Betaïeb, le chef de cabinet de Kais Saïed, était attendu lundi matin devant la commission sécurité et défense du parlement pour présenter la position de la présidence sur le dossier libyen. Cependant, aucun représentant de Carthage n’était présent. À l’heure où devait se tenir la réunion, le chef de l’État recevait Luigi Di Maio, le ministre des affaires étrangères italien.

L’affluence dans la salle était plus importante que d’habitude, et pour cause, c’était l’une des rares occasions où la présidence de la République devait clarifier les grands axes de sa politique étrangère et de sécurité nationale, ses deux principales prérogatives.

 À 10 h 30, Imed Khemiri le président de la commission prend la parole et annonce la nouvelle avec une voix défaite. Il explique que la présidence a donné son accord lundi dernier, après plusieurs relances. Elle n’a annoncé sa décision de ne pas prendre part à l’audition que vendredi soir au téléphone (voir encadré). Une réponse téléphonique, sans trace écrite, en pleine séance plénière pour le vote de confiance du gouvernement. La colère et les condamnations des élus de tout bord ont suivi.

La Présidence n’a annoncé sa décision de ne pas prendre part à l’audition que vendredi soir par téléphone

Mohamed Karim Krifa, du parti destourien libre, a critiqué “l’irresponsabilité et le manque de respect de la Présidence”. Zouheir Makhlouf, député du parti Qalb Tounes, a considéré que la présidence de la République “a échoué sur le plan diplomatique”, car elle est mise de côté dans les importants rendez-vous diplomatiques à l’image de la réunion de Berlin autour de la question libyenne. ” Il (Kais Saïed) ne respecte pas l’institution la plus importante, le parlement ” a estimé Hatem Karoui, du Tayyar (Courant Démocrate).

La conseillère de la commission, une fonctionnaire de l’assemblée, a pris la parole et a détaillé la chronologie de l’affaire : 

Lundi: J’ai demandé audition au secrétariat du chef du cabinet présidentiel suite à la décision de cette commission de le convoquer.

Lundi à 22 h, le secrétariat du chef du cabinet m’a appelée et m’a donné son accord.

Mardi matin, la lettre a été signée par le président de l’assemblée Rached Ghannouchi et envoyée par voie normal, sous la référence 18/2020.

Mercredi matin: j’envoie également le même courrier par fax. La présidence me dit au téléphone que la réponse sera faite par écrit.

On n’envoie des correspondances que s’il y a eu des échanges préalables

Jeudi, rien, si ce n’est une relance de notre part.

Vendredi, je l’ai à nouveau rappelé, sans réponse

Vendredi à 20h, appel téléphonique du secrétariat de la Présidence de la République: on m’a alors communiqué le refus de prendre part à l’audition. 

(secrétariat du directeur de cabinet)

Une crise diplomatique entre le Parlement et la Présidence

Durant la séance qui a duré une heure, il n’était pas clair si l’absence de la présidence était le fruit ” d’une mauvaise organisation des services “, comme l’ont mentionné certains élus ou bien, un choix délibéré. Cet incident n’est que le reflet d’un malaise grandissant entre les deux institutions. 

On ne sait pas si c’est une mauvaise désorganisation des services ou un choix délibéré

Le président de la République, tout comme le Parlement, sont élus au suffrage universel direct. Cependant, les élus considèrent que Carthage doit répondre aux convocations du Parlement dans le cadre du contrôle du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif. 

Durant la législature passée, les conseillers du feu président de la République Béji Caïd Essebsi se sont souvent présentés, à l’instar de Kamel Akrout qui a été entendu en sa qualité de conseiller chargé de la sécurité nationale sur le projet de loi sur l’état d’urgence en janvier 2019. C’était une époque où le président du parlement, Mohamed Ennaceur, était un proche acquis à Béji Caïd Essebsi. Les élections de l’automne 2019 ont rebattu les cartes de la scène politique, mais aussi du rôle des institutions. La présence à Carthage d’un président fort des 72% de suffrage et la domination d’Ennahda au parlement, pourtant en perte de vitesse électorale, donne un nouvel élan à la fonction présidentielle. 

Ce lundi en commission, Yosri Dali, de la coalition el Karama (dignité), ne s’y est pas trompé: “nous sommes en train de façonner les rapports entre les institutions. Si on laisse passer sous silence cette affaire, demain le ministre de la Défense, de l’Intérieur ou du Transport refusera de venir.” Même son de cloche pour Sahbi Atig, élu du parti Ennahda. Selon lui, depuis le début de la deuxième législature, l’Exécutif détourne le regard du parlement: “lors de la présentation du budget, le chef du gouvernement a préféré se rendre à Médenine au lieu d’être présent en personne pour défendre le projet de la loi de finances qu’il a préparé.”

Sur le plan international, les présidents de la République et du Parlement ne sont pas sur la même longueur d’onde. La récente accélération des événements dans la Libye voisine a été une injonction de prise de position. 

Ainsi, quand Kais Saied reçoit le président turc Erdogan, et nie tout accord militaire avec la Turquie au lendemain de la visite. Rached Ghannouchi, s’est hâté de faire le déplacement en Turquie pour le rencontrer, quelques heures après l’échec de Habib Jomli – nommé par Ennahda – à obtenir la confiance du parlement. Rien n’est ressorti de cette réunion, mais la pertinence et l’opportunité de cette rencontre ont attiré l’attention de la scène politique et les foudres des opposants au parti conservateur. Le parti Destourien Libre a appelé Rached Ghannouchi à clarifier le motif de sa visite et si c’était en sa qualité de président de l’assemblée ou du parti Ennahda qu’elle a été faite. Dans un cas comme dans l’autre, la proximité avec Erdogan suscite des interrogations. 

Selon la constitution, c’est le président de la République qui détermine la politique étrangère du pays. Cet incident pose la question suivante: jusqu’à quel point les relations étrangères des autres institutions de l’Etat ou des partis politiques peuvent-elles s’en éloigner?

Mohamed HADDAD

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