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Et si on faisait défaut sur nos dettes souveraines ?

Avant de penser aux routes, aux hôpitaux, aux salaires, à l’éducation ou encore à la recherche ou à l’innovation, un Etat endetté a tendance à privilégier le paiement de ses dettes souveraines. Et ce, quel que soit les orientations politiques des gouvernements en place ou la nature de ses institutions. Pourtant, depuis des décennies, aucun État n’a été anéanti ou envahi par d’autres, encore moins par des banques privées, suite à un défaut sur la dette. Au fond, qu’est-ce qui pousse les États à payer leurs dettes souveraines ? C’est la question à laquelle s’attèle Jerome Roos dans son livre Why not default, a political economy of sovereign debt

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Cet ouvrage paru en 2019, au lendemain de la crise de la dette grecque et juste avant le bouleversement mondial dû au Covid-19, propose une analyse historique et politique de la dette souveraine et particulièrement du défaut sur celle-ci. L’auteur défend la thèse suivante : un pouvoir structurel de la finance agit sur les États de sorte qu’ils ne puissent pas considérer le défaut de paiement comme une option. Pour comprendre ce pouvoir, il faut se pencher sur la manière dont les Etats se financent. La source principale est bien souvent l’impôt. Or, les ponctions se font de manière ponctuelles, tout au long de l’année, cependant, les dépenses sont quotidiennes. Donc, ce pouvoir trouve son origine dans le besoin vital des Etats à avoir des liquidités. Bien évidemment le besoin se manifeste plus vigoureusement dans les pays non-rentiers, déficitaires, et plus généralement fragilisés, mais tous sans exception, ont recours aux emprunts. Si ce n’est à long terme, au moins à court terme (dont le remboursement doit être effectué en moins de 12 mois).

Comment s’exerce ce pouvoir ? Selon l’auteur, il y a trois mécanismes :

D’abord la discipline du marché, ensuite la conditionnalité des prêts, et enfin l’ampleur de la « passerelle » entre les élites locales et le intérêts étrangers. (cf. encadré)

D’abord, la discipline imposée par le marché. Elle se matérialise par le pouvoir des créditeurs à soumettre les entités endettées à l’obligation de rembourser en jouant sur leurs craintes de perdre l’accès au financement. Ainsi, quand le centre de la finance mondiale était alors Gênes puis Amsterdam, les royaumes européens du XVIe et XVIIe siècle remboursaient systématiquement leurs créanciers. Les Génois se sont organisés de sorte qu’ils puissent exercer un pouvoir structurel sur les rois dépendant des crédits. Leur secret : la concentration et la coordination des établissements de crédits. Philippe II d’Espagne (1556-1598) a bien essayé à différentes reprises de faire défaut sur certaines dettes et de mettre en concurrence ses créanciers.  Toutefois, ses derniers ne lui fournissaient aucune nouvelle ligne de crédit jusqu’à ce que les anciennes soient honorées. Idem pour les Hollandais. Ils réussissaient à se faire rembourser malgré la puissance du royaume d’Espagne à cette époque.

Le besoin de ressources financières et l’absence d’alternatives de financement étaient plus forts que toute forme de coercition pour obliger l’endetté à honorer son contrat. La structure des détenteurs des obligations étrangères était toutefois différente de celle qu’on voit aujourd’hui. En effet, il n’y avait pas de grands établissements bancaires ou de places boursières comme celles qu’on voit à New-York, Londres, Paris ou Tokyo. Des porteurs individuels achetaient des obligations d’un pays ou de l’autre via plusieurs intermédiaires. Le secret réside dans la structure hiérarchisée des établissements de crédit. « Très dispersés à la base, ils avaient tendance à être de plus en plus centralisés au sommet, » écrit l’auteur. « Au sommet de cette hiérarchie, un petit groupe de établissements de crédit privées pouvaient mobiliser leurs réseaux d’intermédiaires d’agents pour maintenir à flot et solvables une dizaine de pays européens. » Il y avait une spécialisation « géographique » par pays emprunteur. Ainsi, le réseau exerçait quasiment un monopole pour chacun des pays emprunteurs.

L’accès aux richesses spoliées par la colonisation des Amériques et l’extraction massive de minerais n’a pas suffi au royaume d’Espagne pour se passer des crédits. Au-delà de la baisse de la valeur des minerais à cause de l’immense quantité introduite sur le marché, le crédit a joué un rôle important pour financer les nombreuses guerres expansionnistes menées par le royaume. La dépendance du débiteur à l’égard de ce cartel de créanciers n’a fait qu’accroître. Cet exemple est une illustration de la discipline imposée par le marché provenant notamment de l’organisation de celui-ci, selon une structure hiérarchisée et concentrée, ils se sont ainsi organisés en « cartel » en situation de quasi-monopole.

L’histoire est pleine d’occurrences de défauts sur les dettes souveraines. Emprunter et faire défaut ont été un cycle avec une régularité quasi parfaite. Quand les paiements reprennent, le passé est aisément oublié et une nouvelle orgie d’emprunts s’en suit, » Max Winkler.

Pour illustrer le deuxième mécanisme, à savoir l’impact de la conditionnalité de l’emprunt, l’auteur évoque le cas de la banque Rothschild qui « s’est taillé une position de pouvoir inégalée dans la politique mondiale au XIXe siècle », écrit-il.  Le défaut sur les dettes souveraines était un phénomène bien répandu durant ce siècle, mais ce qui est étonnant, note-t-il, c’est la discipline des emprunteurs auprès des Rothschild : lors de la crise de défaut des pays d’Amérique Latine qui venaient d’avoir leurs indépendances en 1829, aucune obligation de cette banque n’a été mise en défaut.

C’est une preuve selon Roos que les Rothschild ont réussi à combiner la discipline de marché et des conditionnalités des prêts. En effet, considérant qu’elle détenait dans son portefeuille des obligations de plusieurs dizaines de pays, la banque s’est retrouvée à suivre, parfois à dicter, les politiques fiscales mises en place par ses clients car cela aurait un impact sur la capacité future des clients à pouvoir honorer leurs dettes. Certains pays se sont adaptés aux attentes des Rothschild sans qu’ils n’aient besoin de les formuler. Le but était de ne pas déplaire aux principaux bailleurs de fonds au monde. L’hégémonie de la famille était telle qu’il « n’était pas envisageable de faire défaut à cette institution car cela aurait été une condamnation à ne pas avoir accès à aucun financement viable », constate l’auteur.

Au début du XXe siècle, les Rothschild ont perdu leur position dominante avec l’avènement de New York comme le centre du monde de la finance mondiale au lendemain de la première guerre mondiale. Après les « Roaring twenties » – les années folles, est advenue la plus grande crise financière de 1929 qui et qui a apporté avec elle son lot de leçons. La plus importante est que l’arrêt brutal du flux du crédit dans une économie mondialisée agrippe les engrenages de l’économie et du commerce. Or, comment maintenir ce système à flots quand tous les acteurs ont peur de risquer leurs capitaux ? Donc la nécessité d’un « investisseur de dernier recours » qui est là, quand plus aucun intervenant ne prend de risque parait essentielle.

C’est le rôle de facto qui incombera au fonds monétaire international au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en plus de sa mission officielle de surveiller et maintenir des équilibres des balances de paiement des pays membres.

C’est avec la crise de la dette mexicaine à partir de 1982 que le FMI incarnera pleinement ce rôle. Ni répudiation, ni moratorium, ni renégociation des montants, le gouvernement en place privilégie le service de la dette sur toute autre option. En choisissant d’honorer sa dette extérieure jusqu’à l’épuisement des réserves en devises, quitte à priver le pays et la population de l’essentiel : santé, éducation, transport, sécurité, etc.

Résultat, les prêts avec des dates de maturité de plus en plus proches se sont succédé. Le gouvernement ira jusqu’à l’épuisement de ses réserves en devises étrangères. La scène est racontée dans l’ouvrage : payant 100 millions de dollars par jour de dette, le ministre des finances constate qu’il n’en reste que 200 millions. Il se dirige alors samedi pour Washington où il se présente au gouverneur de la FED (l’équivalent de la banque centrale américaine), en sortant ses poches vides. « Lundi, on n’aura plus de quoi payer. » lance le Mexicain. Pourquoi était-ce si grave et pourquoi aller à Washington et non à Brasilia ou Buenos Aires ? C’est parce que la majorité de la dette extérieure mexicaine était détenue par les banques américaines. Selon les autorités américaines, si le Mexique faisait défaut, cela ferait vaciller le château de cartes de la finance, non seulement mexicain mais surtout américain, voire mondial. Une hypothèse non vérifiable, mais qui aurait pu servir aux Mexicains pour s’arroger un pouvoir de négociation plus conséquent.

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LIRE AUSSI: Can Modern Monetary Theory solve Africa’s debt crisis ?

“For centuries, indebtedness has been a feature of African economies. Debt has been so heavy and unsustainable that it is often thought to be irrevocable. Is indebtedness really irredeemable?”

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Comme le restitue l’ouvrage, les discussions des membres du gouvernement mexicain portaient sur la dette qu’il fallait contracter dans la journée pour rembourser une échéance le lendemain. A l’issue de cette spirale, le pays s’est retrouvé dans l’obligation de faire appel au fonds monétaire international et à la banque mondiale. En plus de l’ajustement structurel que devait suivre le Mexique, la Banque Mondiale a œuvré pour la création du Programme d’action spécial, qui prévoit des décaissements rapides de crédits en échange de réformes structurelles de grande envergure. « L’objectif était cependant le même : accroître les exportations et libérer des recettes intérieures pour le service de la dette extérieure, maximisant ainsi la probabilité d’un remboursement complet et dans les délais. » Eviter de déclarer défaut a été perçu comme une nécessité par les dirigeants du Mexique qui aurait pu perdre accès à son principal partenaire commercial : les Etats-Unis. Cette dépendance faisait craindre des pénuries de carburant, de nourriture, de médicaments, etc.

Cette crise de la dette soulève un autre questionnement : si les investisseurs américains ont choisi d’investir dans les obligations mexicaines de leur propre chef, alors que les alarmes sur les difficultés du pays ont retenti à plusieurs reprises, pourquoi n’assumeraient-ils pas leurs paris risqués… qui s’avèrent perdants ? Pourquoi la responsabilité en cas d’échec est partagée avec l’Etat alors que les bénéfices en temps normal ne sont pas partagés ?

En contrepartie, du côté des créanciers, la perfusion de crédit pour un pays en situation financière délicate sert avant tout les intérêts des créanciers avant ceux du débiteur. ” Les opérateurs de Wall Street se sont ouvertement réjouis de la séquence sans fin de rééchelonnements de dettes (mexicaines) – après tout, chaque nouveau report impliquait des frais d’intermédiation élevés et l’accumulation garantie de paiements d’intérêts, tant que le principal n’était pas remboursé, ” ironise Roos. ” Un banquier américain s’est même exclamé publiquement que le Mexique “est une vache à lait pour nous. Nous espérons qu’ils ne rembourseront jamais !”

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Conditions dans lesquelles les mécanismes d’exécution sont efficaces :

  1. la capacité des créanciers privés à s’organiser comme un « cartel ». La force du « cartel de créditeurs » augmente lorsque la dette est élevée, concentrée, et que les intérêts des créanciers sont structurellement imbriqués.  
  2. la dépendance du débiteur à l’égard du cartel des créanciers tend à être maximale lorsque le débiteur ne dispose pas d’une option de financement externe et lorsque son autonomie notamment financière et commerciale est faible.  
  1. la capacité des créanciers officiels à former un front uni, ce qui leur permet d’éviter les défauts lorsque le risque de contagion est élevé et que les créanciers n’hésitent pas à octroyer de nouveaux prêts d’urgence pour maintenir le flot des remboursements.  
  2. la dépendance du débiteur vis-à-vis du prêteur de dernier recours : elle tend à être maximale lorsque le débiteur ne dispose pas d’une option de financement externe et lorsque son autonomie notamment financière et commerciale est faible. (même chose qu’en 1.2).  
  1. de la capacité des élites nationales à attirer les crédits étrangers: cette capacité tend à être élevée lorsque les préférences des élites sont alignées sur celles des créanciers étrangers et lorsque la capacité institutionnelle à mener des politiques fiscalement “responsables” est en place.  
  2. la capacité des élites nationales à garder le contrôle de l’élaboration des politiques financières: elle tend à être élevée lorsque la crise de légitimation intérieure de l’État peut être contenue et que l’élaboration des politiques économiques est efficacement protégée des pressions populaires.  

Source : Encadré 4.1, p 69, par l’auteur.  

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Le troisième et dernier mécanisme est le rôle de passerelle que peuvent jouer les élites locales avec les intérêts des financiers internationaux notamment pour attirer les « crédits », c’est à dire rassurer les étrangers souhaitant investir. Comment ? En intériorisant les normes du pouvoir structurel de la finance, ces élites ont tendance à vouloir d’abord isoler la finance publique de la politique et à limiter l’impact des élections – s’il y en a – sur les choix macroéconomiques. Ainsi, les postes qui deviennent les plus importants dans le pouvoir sont alors le gouverneur de la banque centrale, le ministre des finances et le chef de l’Etat ou du gouvernement. Les élites nationales sont la couche de la société qui a le plus intérêt à ce que le défaut n’advienne pas. En effet, l’assèchement des réserves en devises signifie aussi le ralentissement de l’import/export et du commerce en général. Or, les classes sociales qui détiennent les obligations souveraines de leurs Etats ont économiquement intérêt à ce que les flux de capitaux et de marchandises ne s’arrêtent pas… ce sont rarement les classes de travailleurs.

L’exemple de la Grèce dans l’ouvrage permet de prendre acte de ce mécanisme. « Au cours des deux premières années de la crise, le triangle institutionnel (la classe politique, les banquiers privés et les technocrates financiers de la Banque de Grèce.) identifié par Varoufakis, loin d’être affaibli par la situation budgétaire précaire du gouvernement ou la fragilité financière des banques grecques, a en fait réussi à consolider son emprise sur l’élaboration des politiques financières grâce à sa capacité à jouer un rôle de passerelle vers les prêteurs étrangers et à continuer à fournir à leur gouvernement national en difficulté financière des lignes essentielles de crédit à court terme.  En bref, le troisième mécanisme d’exécution a été relativement efficace, » écrit Roos.

 De plus, selon les exemples cités dans l’ouvrage, chacun des trois pays étudiés en profondeur ont fait défaut durant les deux derniers siècles et ont réussi à obtenir des bailleurs à qui ils ont fait défaut au bout des quelques années (Argentine, 1830), ou décennies (Grèce, 1890).  « L’histoire est pleine d’occurrences de défauts sur les dettes souveraines. Emprunter et faire défaut ont été un cycle avec une régularité quasi parfaite. Quand les paiements reprennent, le passé est aisément oublié et une nouvelle orgie d’emprunts s’en suit, » écrivait dans les années 1930 Max Winkler, l’un des premiers historiens à travailler sur la dette souveraine. 

Mécanismes contraignant les endettés à servir leurs dettes

La discipline du marché imposée par un cartel international de créanciers, qui peut engendrer de lourdes conséquences en asséchant les flux de crédits en cas de non-respect ;

Les prêts conditionnels accordés par le(s) créditeur(s) international(aux) de dernier recours visent à maintenir la solvabilité du débiteur tout en libérant des ressources pour le service de la dette extérieure (…).

Le rôle de « passerelle » joué par des élites nationales fiscalement orthodoxes, dont le poids est renforcé par leur capacité à attirer les capitaux étrangers à de meilleures conditions que leurs homologues plus hétérodoxes. Ces élites internalisent la discipline dans l’appareil d’État du débiteur.

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Why Not Default? The Political Economy of Sovereign Debt

Jerome E. Roos

ISBN:9780691184937

Published:Feb 12, 2019

Copyright:2019

https://press.princeton.edu/books/ebook/9780691184937/why-not-default

NB: Les encadrés sont extraits de l’ouvrage.

Mohamed HADDAD

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