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Comprendre le débat sur la répression des violences contre les forces armées

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La commission de législation générale discute depuis mardi 7 novembre un projet de loi de “répression des atteintes aux forces armées”, déposé depuis le 13 avril 2015 par le Ministère de l’Intérieur à l’Assemblée des Représentants du Peuple. Les discussions autour du projet ont commencé après la mort du commandant Riadh Barrouta, attaqué le premier novembre devant le Bardo avec un collègue par un homme armé d’un couteau. Dans un contexte tendu, où certains syndicats des forces de sécurité ont menacé les députés de ne plus assurer leur sécurité s’ils ne votaient pas le projet, le débat autour de la protection des forces de l’ordre se poursuit à l’assemblée. Barr Al Aman propose un compte-rendu du texte discuté en commission et des débats qu’il a provoqués tant au sein du parlement que de la société tunisienne.

Que dit le projet de loi?

Le projet de loi dans sa forme actuelle comporte une vingtaine d’articles qui visent plus à criminaliser les offenses et actes à l’encontre des forces de l’ordre qu’à les protéger. Il concerne aussi bien les militaires que les forces de sécurité intérieure et celles de la douane. Il stipule que l’Etat est tenu de protéger ces agents mais aussi leurs familles et leurs lieux d’habitation dans son article 3.

“L’État est aussi tenu de protéger leurs lieux d’habitation et moyens de transport contre les agressions qui leur sont faites en raison de l’exercice de leurs fonctions ou pour leur simple qualité. Cette protection est étendue à leurs conjoints, ascendants, enfants et à ceux qui sont légalement à leur charge.”

Le reste des articles est consacré aux “atteintes” à l’encontre des forces de l’ordre et aux sentences qui peuvent s’ensuivre. L’atteinte aux secrets de sûreté nationale, les atteintes aux établissements et édifices représentant les forces armées et enfin l’atteinte aux familles des forces armées. La loi définit précisément ces atteintes et les sentences allant de 5 ans de prison à la perpétuité pour certaines. Elle punit aussi dans la plupart des cas la “tentative” de porter atteinte. Seul l’article 17 prévoit un soutien logistique aux forces armées où l’Etat doit prendre en charge une réparation des dommages matériels faits à l’encontre d’un agent ou de sa maison.

“L’État prend en charge la réparation des dommages matériels du lieu d’habitation de l’agent des forces armées, de ses objets ou de son moyen de transport causés par l’atteinte prévue dans l’article 16 de la présente loi et remplace l’agent dans la demande du recouvrement de la valeur de ces indemnités par l’auteur de l’atteinte.”

Lisez: Forces armées VS citoyens: quelle légitime défense?

 

25/01/2016, Carthage à proximité du Palais Présidentiel. (Archives Med Haddad)

Ce qui pose problème:

D’après les auditions des membres de la société civile, plusieurs points posent problème dans la loi:

En soi:

– son existence même, des ONG comme Human Rights Watch estiment que la loi est de nature “répressive” et non protectrice et que la nouvelle loi antiterroriste votée en 2015 ainsi que l’actuel code pénal sont suffisants.

-L’article 18:

“L’agent des forces armées n’assume aucune responsabilité pénale s’il cause, dans le cadre de sa lutte contre une des atteintes prévue par les articles 13, 14 et 16 de la présente loi, des blessures à l’auteur de l’infraction ou son décès, si sa réaction était nécessaire pour atteindre l’objectif légitime demandé pour protéger les vies et les biens, et que le danger ne pouvait être autrement détourné et que la réaction en était proportionnelle.”

Pour les ONG, cet article consacre l’impunité de l’agent de police qui a les pleins pouvoirs au nom de sa lutte. La représentante d’Amnesty International a manifesté son inquiétude que cette impunité consacre la torture et les cas de maltraitances déjà dénoncés à plusieurs reprises après la révolution.

-Les articles 6,7,8 :

Article 6 “Est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars, quiconque n’étant pas habilité à détenir ou utiliser ou conserver ou circuler un secret de sûreté nationale au sens de l’article 4 de la présente loi, en a sciemment, selon les cas, pris ou détruit ou livré ou modifié. La peine est doublée, si les actes prévus par le premier paragraphe du présent article, sont faits à titre onéreux.”

Article 7: “Est soumis à l’autorisation préalable de l’autorité compétente chaque utilisation des appareils photographiques ou cinématographiques ou des enregistrements audiovisuels réalisés dans les établissements sécuritaires ou militaires ou sur les terrains des opérations sécuritaires ou militaires ou dans les véhicules ou à bord des unités navales ou aériennes appartenant aux forces militaires. 

Est soumis également à l’autorisation préalable de l’autorité compétente toute publication ou cession des films ou photos ou enregistrements audiovisuels réalisés dans les établissements sécuritaires ou militaires ou sur les terrains des opérations sécuritaires ou militaires ou dans les véhicules ou à bord des unités navales ou aériennes appartenant aux forces militaires.”

Article 8 “Est puni de deux mois à deux ans de prison, quiconque a sciemment violé les dispositions de l’article 7 de la présente loi. La tentative est punissable.”

Pour les ONG défendant la liberté d’expression et la liberté de la presse, ces articles qui exigent autorisation et punissent ceux qui révèlent des “secrets” portant atteinte à la sûreté nationale, peuvent menacer les journalistes et les lanceurs d’alerte car aucun système de classification clair et contrôlé ne définit le type de “secret” et cela pourrait aller à l’encontre de la loi organique portant accès à l’information 22/2016.

Comme déjà évoqué en 2015 dans un article d’Inkyfada, le projet ne définit pas  les “atteintes” contre les forces de l’ordre, les “dénigrements”, le flou peut laisser le champs libre à toutes les interprétations. Il accentue des peines déjà citées dans le Code pénal tunisien.

-Enfin beaucoup d’ONGs dénoncent le contexte d’une telle loi où les citoyens ont encore une relation conflictuelle avec la police et de que nombreux cas de bavures ou de maltraitances policières sont dénoncés dans les médias. Béchir Ketiti de l’association des jeunes avocats a par exemple parlé de la nécessité d’une loi protégeant aussi les citoyens des forces armées.

Pour rappel, les agents de l’ordre sont tenus de protéger les citoyens, selon l’article 19 de la constitution:

La sûreté nationale est républicaine; ses forces sont chargées de maintenir la sécurité et l’ordre public, de protéger les individus, les institutions et les biens, et d’exécuter la loi dans le respect des libertés et de la neutralité totale.

Ce qui ne pose pas problème:

Contrairement à des propos véhiculés par les médias, comme le réquisitoire de Lotfi Laameri contre  la représentante du bureau en Tunisie de Human Rights Watch, la société civile n’est pas contre le principe de la protection des forces de l’ordre. Beaucoup d’ONGs soutiennent l’idée que les forces de police bénéficient d’une meilleure protection et d’un soutien logistique lors de l’exercice de leurs fonctions.

Du côté des parlementaires, si la députée du Bloc National, Sabrine Goubantini a été la seule durant la séance de la commission de législation générale à prendre position contre la loi, les autres ont eu des propos mesurés. Certains députés comme Farida Laabidi ou Fethi Ayadi du parti Ennahdha, assurent qu’ils sont d’accord avec les propos des ONGs lors des auditions mais ne sont pas contre l’élaboration d’un projet de loi.

Tous les policiers ne sont pas en faveur de ce projet de loi

Si certains syndicats de police ont menacé de ne plus protéger les députés en cas de non-discussion de la loi, d’autres syndicats ne sont pas en faveur de tous les articles mentionnés dans le projet de loi.

25/01/2016, Carthage à proximité du Palais Présidentiel. (Archives Med Haddad)

Barr Al Aman a contacté Chokri Hameda, porte-parole du Syndicat National des Forces de Sécurité Intérieure qui a insisté sur le fait que le projet de loi était avant tout “celui de  l’Etat” et ne représentait pas l’ensemble du corps de la police. Avec la centrale syndicale, l’UGTT, le SNFSI a organisé une rencontre en octobre dernier à Hammamet autour de l’équilibre entre la protection des forces armées et du respect des droits de l’homme. A l’issue de cette rencontre, une déclaration a été faite mentionnant l’importance de la protection des forces armées. Le porte-parole du syndicat avait aussi mentionné qu’il demande le retrait du projet de loi depuis 2013 car non conforme aux libertés individuelles et collectives. Une proposition de loi rédigée par les syndicats avait d’ailleurs été soumise à l’assemblée en 2013 mais retirée ensuite. L’UGTT s’est aussi exprimée en marge des discussions à l’assemblée pour demander le retrait du projet de loi via son secrétaire général adjoint Hafedh Hafaiedh.

Ce qui inquiète:

Au-delà des mesures répressives mentionnées dans le projet de loi, ce qui inquiète la société civile est que l’assemblée le vote sous pression et non dans le cadre d’une discussion apaisée. Le contexte actuel où l’attaque des deux agents de polices a réitéré les débats autour du projet de loi, ne saurait faire oublier les nombreuses arrestations et jugements où la parole de la police prime sur celle du citoyen comme celle d’un franco-algérien et d’une tunisienne en septembre dernier, emprisonnés et condamnés respectivement à 4 et 2 mois de prison pour outrage et insulte à l’égard d’un fonctionnaire de police, malgré les vices de procédures non seulement dans leur arrestation, mais aussi leur jugement.

En 2013 et 2015, les débats autour de la loi antiterroriste avaient déjà pointé du doigt le fait que la lutte contre le terrorisme ne devait pas servir de prétexte à la restauration d’un Etat policier en Tunisie qui a laissé de nombreuses séquelles avant, pendant et après la révolution. Enfin, si les agressions à l’encontre des forces de l’ordre sont déjà souvent punies en Tunisie et font l’objet de procès express, les enquêtes sur les agressions à l’encontre des citoyens par les forces armées comme les évènements de Siliana en 2012 qui ont rendu une vingtaine de manifestants borgnes et ont blessé 200 autres, piétinent, et n’ont toujours pas abouti à la condamnation des coupables.

Enfin, à l’approche du mois de décembre, considéré comme le mois des mouvements sociaux en Tunisie, une telle loi pourrait être aussi un avertissement à l’encontre de futures manifestations. Sans compter que la Tunisie est toujours sous le régime de l’Etat d’urgence (le président Essebsi a signé vendredi 10 novembre la prolongation de 3 mois de l’état d’urgence), ce qui donne déjà des pouvoirs exceptionnels aux forces de l’ordre.

Lilia Blaise

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