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Les réseaux sociaux: lieux de bataille politique

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Posts et pages sponsorisés, fake news, attaques… les réseaux sociaux ont été un lieu d’affrontement politique en Tunisie, lors des dernières élections. Un phénomène que les différents observateurs ont scruté avec attention, pour essayer d’appréhender les tendances et réfléchir à une réponse pour les prochains rendez-vous électoraux.

«10h : Nabil Karoui 35%, Kaïs Saïed 65%. 12h: Nabil Karoui : 40%, Kaïes Saïed : 60%…»  Le jour du second tour, sur les réseaux sociaux, l’internaute pouvait trouver une fausse infographie, estampillée au nom de l’institut de sondage Sigma. Elle montrait une remontée du score de Nabil Karoui et une chute de Kaïs Saïed, tout au long de la journée. Ces chiffres qui se sont avérés complètement faux, une fois les résultats tombés. 

« Aujourd’hui les réseaux sociaux biaisent les débats, manipulent les gens. C’est un grand problème.»

Bassem Mâater, vice-président de l’Association Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie des Elections (ATIDE), est inquiet. Du mois de mai 2019 au mois d’octobre, une équipe de quatre personnes de son association a scruté les réseaux sociaux et notamment Facebook, pour comprendre ce qui se jouait lors des campagnes présidentielles et législatives sur la Toile.

Photomontage diffusé sur Facebook le jour du second tour de la présidentielle tunisienne.

ATIDE n’a pas été la seule organisation à tenter d’absorber et analyser une partie de l’activité en ligne des Tunisiens. L’Instance Supérieure Indépendante des Elections (ISIE) a gardé un œil sur les pages officielles des candidats sur les réseaux sociaux. La Mission d’Observation des Elections de l’Union Européenne (MOE UE) a été la première mission d’observation francophone à monitorer l’activité des réseaux sociaux pendant des élections, en plus de le faire sur le terrain. Quant à l’ONG Mourakiboun, elle a créé son propre modèle d’observation.

Par ailleurs, l’organisation internationale Access Now et 14 organisations tunisiennes ont adressé une lettre ouverte à Facebook, avant le début de la campagne, pour la mise en place de mesures efficaces de transparence et de responsabilité vis-à-vis des utilisateurs, dans le cadre des élections.

Il y était demandé de permettre au public d’accéder aux dépenses de publicités de campagne, à l’identité des commanditaires, aux statistiques liées aux publicités ou encore l’obligation de mise en place d’un processus d’autorisation pour les publicités, afin de pouvoir confirmer l’identité du commanditaire et l’association des comptes publicitaires.

Un mouvement général s’est donc mis en marche pour appréhender l’activité et la communication autour des élections sur les réseaux sociaux, afin d’éviter les dérives. Mais tout s’est fait sans qu’une méthode particulière ne soit mise en place de manière coordonnée.

Mais que trouvait-on sur les réseaux sociaux pour qu’ils retiennent tant l’attention ? Du contenu politique, sponsorisé, publié lors de la campagne, mais également les jours de silence et de scrutins, des messages considérés comme non équitables et dont le financement peut difficilement être sourcé. Mais aussi des messages pro ou anti-candidats, des rumeurs, des fake news, des attaques, l’apparition de pages de soutien non officielles… Les réseaux sociaux ont été un terrain de bataille, en plus d’être, comme à leur habitude depuis 2011, un lieu d’échanges et de discussions entre les internautes tunisiens.

Si avant les élections, les médias avaient fait état de sponsoring de pages sur les réseaux sociaux et de tentative d’influence de l’opinion publique, la campagne n’a pas été un moment d’apaisement.

L’ISIE : une observation trop restreinte

L’ISIE a très vite tenté de gérer le problème de la communication sur les réseaux sociaux. L’instance a demandé aux candidats de communiquer leurs pages officielles et les sources de financement de ces dernières et c’est seulement l’activité sur celles-ci qui a été prise en compte par l’instance.

En septembre dernier, alors que la campagne pour la présidentielle débutait, Nabil Baffoun expliquait qu’un accord avait été passé entre l’ISIE et Facebook pour connaître les sources de financement des pages officielles des candidats. En effet selon l’article 57 de la loi électorale :

Art. 57 – La publicité politique est interdite dans tous les cas, durant la période électorale.

En vertu de cet article, les contenus sponsorisés sont illégaux en Tunisie.

L’instance a donc annoncé prendre des sanctions en cas d’infractions constatées. Des courriers auraient d’ailleurs déjà été adressés aux candidats tête de listes pour les législatives, suite à la publication de contenu sponsorisé.

Screenshot d’une page Facebook de soutien au candidat Nabil Karoui.

Contenus sponsorisés et publications lors du silence électoral et des jours de scrutin

Car des contenus sponsorisés ont effectivement fleuri lors de la période électorale. L’équipe de quatre personnes mise en place par la Mission d’observation des élections de l’Union Européenne s’est également penchée sur la question. C’est que le phénomène avait retenu l’attention de Fabio Massimo Castaldo, le chef de la mission et vice-président du Parlement européen l’année dernière. « Les Tunisiens sont très actifs sur Facebook et l’impact des réseaux sociaux m’avait marqué en 2018 lorsque j’étais chef des observateurs de la Mission d’Observation Européenne en Tunisie pour les élections municipales. C’est pour cela que j’ai fait cette proposition de monitoring de ce phénomène », explique-t-il.

Ainsi du 28 août au 13 octobre, ce sont 700 pages facebook qui ont été observées, dont 10 pages officielles des candidats à la présidentielle et 100 pages d’influenceurs. M. Castaldo a ainsi fait état du travail réalisé par la MOE UE:

 «Nous avons observé des dépassements pour les législatives. Il y a eu des publicités, qui sont interdites, qui ont même été diffusées pendant le jour du silence électoral et le jour du scrutin.»

Pour les législatives, la campagne en ligne a été marquée par la diffusion de contenu sponsorisé, avec une campagne qui a continué pendant le jour du silence électoral et le jour du scrutin. « Du 16 septembre au 6 octobre, la mission a observé 840 différentes publicités payantes en faveur de 50 listes candidates, dont 241 diffusées pendant le silence électoral», a déploré M. Castaldo, lors d’une conférence de presse le 8 octobre dernier. Il a également fait état de diffusion de fake news.

Pour le premier tour de la présidentielle, 361 publicités payantes en ligne en faveur des candidats ont été décomptées. Pour le second tour de la présidentielle, l’équipe dédiée à cette observation a comptabilisé 230 publicités payantes en ligne en faveur des candidats, dont 113 lors du silence électoral précédent le scrutin.

Or, ces publicités en ligne et ces contenus sponsorisés déséquilibrent la campagne et profitent aux grands partis et aux candidats financièrement plus aisés.

Réseautage entre pages officielles et non-officielles

Chez ATIDE, le vice-président Bassem Mâater explique que suite à un appel de Democracy Reporting International, son organisation a observé les réseaux sociaux et principalement Facebook. «Nous avons commencé par une exploration générale. Ce qui nous a semblé important c’était le réseautage. C’est-à-dire ce qui se mettait en place entre les pages officielles et les non-officielles. Or, ce sont ces pages non-officielles qui ont un impact important sur la vie politique tunisienne et sur les élections.»

Ainsi pour les législatives, l’association a observé un phénomène particulier : «Nous avons pu voir qu’il y a des groupes de pages qui travaillent de manière coordonnée sur les même choses : attaquer des candidats, apporter leur soutien, voire même des pages qui attaquent le processus démocratique en Tunisie. C’est une tendance inquiétante pour nous.»

Pour les présidentielles, l’association a cherché toutes les pages de soutien des candidats. «Nous avons à nouveau vu la mise en route de réseaux d’une dizaine, voire parfois même de près d’une quarantaine de pages, qui travaillent en même temps, pour un candidat ou contre un autre, à certains moments.»

En plus des contenus sponsorisés, du soutien à des candidats ou des attaques, ce phénomène de communication politique sur les réseaux sociaux a donné lieu à la diffusion de rumeurs et fake news. Lors d’une conférence de presse le 6 octobre, jour du scrutin du second tour de la présidentielle, Hasna Ben Slimane, membre de l’ISIE avait mis en garde les citoyens face aux rumeurs qui impactent directement le processus démocratique, en tentant de décourager les citoyens à venir voter.

Une approche différente et une observation sur le temps long 

Extrait du rapport d’observation des réseaux sociaux de l’association Mourakiboun.

Mais se concentrer sur les pages qu’elles soient officielles ou non, et les publicités et contenus sponsorisés, serait une approche trop restreinte et qui ne collerait pas à la réalité de l’usage et des possibilités des réseaux sociaux. En effet, il suffisait d’être présent sur facebook pour être invité à rejoindre des groupes de soutien à tel ou tel candidat ou voir défiler des contenus fabriqués de toute pièce comme des photomontages prêtant au candidat Kaïs Saïed des affinités qu’il ne s’est jamais déclarées.

L’organisation Mourakiboun a elle aussi planché sur l’observation des réseaux sociaux. C’est l’analyste média-électoral Mansour Ayouni, qui travaille sur le projet RASD depuis les élections de 2014 qui s’est à nouveau plié à la tâche. Il observe ce qu’il appelle le domaine de «l’influence média-électorale» : l’influence média mais dans la convergence entre médias classiques et nouveaux médias.

Loin de l’approche big data et des outils d’analyse web-marketing, il a mis en place ses propres critères pour comprendre ce phénomène socio-politique. Il a ainsi construit un échantillon de 1001 personnes actives sur les réseaux sociaux et représentatives des citoyens tunisiens en fonction de catégories. Un échantillon dont il suit avec précision les réactions, afin de comprendre la dynamique du corps électoral tunisien.

«Je suis l’activité de l’échantillon d’abord vis à vis de toute l’offre politique : les pages officielles des candidats, les pages qui les soutiennent, le discours politique et marketing. Ensuite, je suis ma cible face aux parutions des médias traditionnels à propos des candidats. Je suis l’interaction de ces personnes de façon convergente. Enfin, il y a aussi la dimension des événements réels sur le terrain: ce que les candidats font, où ils vont, les visites… et là-dessus, encore une fois, je l’étudie et regarde la réaction des personnes, qui sont réparties sur tout le territoire.»

Mansour Ayouni a ainsi cumulé un corpus de 2 millions de réactions et de messages autour de la période électorale 2019, mais pas uniquement, puisqu’il travaille sur le sujet depuis les élections de 2014. Il a ainsi pu analyser les changements de trajectoire politique, les nuances, les revirements des citoyens sur un temps long.

Opportunisme du soutien

Les changements de trajectoires de certains internautes peuvent découler d’une influence subie via la communication sur les réseaux sociaux. En effet, au delà du sponsoring, ATIDE a observé des comportements d’opportunisme de la part de certaines pages et quelques groupes Facebook: «L’impact est fort car nous sommes face à des pages anciennes , avec une grande communauté, qui avaient des intérêts généralistes : football ou actualité… mais qui se sont mises à avoir un contenu politique qui dépassait parfois 80% de leurs publications et avec un nombre de publications quotidiennes important, passant d’une moyenne mondiale de 2,8 posts par jour à 6,2», explique M. Mâater.

Il rapporte également avoir suivi plusieurs pages qui ont changé de cap politique d’un scrutin à l’autre. «Finalement, les pages font le travail en fonction de celui qui paie…» déplore-t-il.

Un opportunisme qui le laisse dubitatif : «Comment une page non-officielle peut-elle faire du sponsoring aussi important? Cette démarche a un coût financier. Malheureusement, l’ISIE n’observe que les pages officielles des candidats et un seul compte par candidat, alors que le sponsoring se fait autrement: via les pages non-officielles ou via les pages de personnes qui sont proches de ces candidats.»

Les types d’électeurs en ligne

Des électeurs cherchent leur bureau de vote, le jour du premier tour de la présidentielle, dans une école de La Marsa. Crédit : Sana Sbouaï

M. Ayouni de Mourakiboun est lui beaucoup moins inquiet quant à l’influence subie par les internautes. Sa méthode lui a permis de dégager différentes tendances.

D’abord, du côté des électeurs. Trois types émergent, explique-t-il.

  • L’électeur stable : un électeur affilié politiquement et idéologiquement à une offre, qui est constant et ne subit pas l’influence média-social.
  • L’électeur stratégique : il est sans affiliation politique claire et n’a pas fait son choix. cet électeur-internaute essaie de forger une opinion, avec des critères personnels et communique ses questionnements, sa réflexion et sa décision sur les réseaux sociaux, pouvant ainsi peut-être influencer le 3e type d’électeur.
  • L’électeur indécis: il représenterait 40% du corpus électoral tunisien d’après le travail d’observation de M. Ayouni et serait la partie la plus importante et la plus dynamique sur les réseaux sociaux. Ces électeurs y expriment leur mécontentement et ils sont influençables. Les influences viendraient des électeurs stables et aussi par des électeurs stratégiques.

Autre tendance qui ressort du travail d’observation effectué : du côté de l’offre électorale globale : «Il y a un échec, de la part des candidats, à développer un discours qui permet d’influencer les électeurs indécis. En effet, il n’y a pas de travail de fond pour permettre aux gens de choisir», explique-t-il.

Finalement ce constat peut-être vu de manière positive selon lui : «C’est un indicateur positif de la santé démocratique de ce pays. Face à une offre électorale globale, qui n’est pas conçue pour la clarification, et qui fait appel à des techniques immoral parfois – diffamation, sponsoring…- le citoyen tunisien se comporte comme à son habitude : il aime poser des questions, il prend son temps, il réfléchit… et il cache ce qu’il va faire.»

Un phénomène difficile à appréhender

Pour observer l’activité autour des élections trois indicateurs spécifiques ont été mis en place par Mansour Ayouni.

  •  Un indicateur de présence média-social qui mesure la présence de l’acteur sur les réseaux sociaux. Ceci est corrélé par le nombre de “like” sur les publications et non pas la largeur de la communauté.  
  • Un indicateur d’influence média-social: la capacité d’un acteur présent sur les réseaux sociaux à faire “bouger la toile” et ramener les internautes avec lui. C’est l’indicateur le plus important. 
  • Un indicateur de performance: qui mesure la capacité d’un acteur à publier du contenu qui va devenir viral et faire bouger la toile.

Mais pour l’enseignant-chercheur sociologue des médias Enrique Klaus, le phénomène de la communication et de l’influence sur les réseaux sociaux est difficile à appréhender. Aujourd’hui installé en Turquie, il a passé 5 ans en Tunisie à l’IRMC, après la révolution et il a suivi de près la question de la régulation des médias traditionnels. Il explique que l’analyse des phénomènes sur les réseaux sociaux reste compliquée pour le moment :

«On peut appréhender des pages, mais si l’on a à faire à des groupes fermés par exemple on ne sait pas ce qu’il s’y dit.»

On ne pourrait donc qu’appliquer une méthode quantitative pour le moment. De même, il souligne la difficulté de se pencher sur Twitter, où à l’échelle humaine, tenter de récupérer les données sur un hashtag par exemple serait un travail titanesque. Les retweets et les commentaires qui s’y rajoutent rendent la tâche encore plus difficile.

Si ATIDE a expliqué s’être concentrée sur des pages et des groupes actifs, la mission d’observation de l’UE n’a pas souhaité expliquer sa méthodologie.

Ainsi, il semble que l’observation des réseaux sociaux lors des campagnes électorales se fait de manière aléatoire, dans un moment où des efforts coordonnés, avec une méthodologie partagée, pourrait peut-être permettre plus d’efficacité pour comprendre le phénomène.

Un phénomène à encadrer ?

Un phénomène que les différents observateurs souhaitent voir encadré. L’ATIDE a ainsi appelé l’ISIE et l’ARP à la mise en place d’un cadre juridique décisif et global concernant la propagande et la publicité sur les réseaux sociaux. 

«Je pense qu’il est temps de mettre tous les outils pour voir ce qui se passe sur les réseaux sociaux et pouvoir contrer les manipulations : il faut faire de l’analyse et de la prévention» explique M. Mâater.

Le chef de la MOE UE, Fabio Massimo Castaldo, le jour des élections législatives, dans le bureau de vote de la rue de Marseille à Tunis. Crédit : Sana Sbouaï

Un avis partagé par Fabio Massimo Castaldo de la MOE UE qui souligne tout de même l’aspect global de ce phénomène «C’est un phénomène mondial, il n’y a pas de pays qui a une réglementation spécifique. Mais cela devrait faire l’objet d’une réflexion entre les rives de la méditerranée. Car il y a un impact de plus en plus fort. Il faut réfléchir à ce point, sans tomber dans la contre-propagande. C’est un équilibre délicat. Je pense qu’il faut partager les expériences, pour réussir à mettre en place une réglementation, mais sans mettre en place une censure à la liberté d’expression des individus, qui est le sel de la démocratie.»

De son côté, Mansour Ayouni ne partage pas cette position et considère qu’il est impossible de contrôler le sponsoring sur les réseaux sociaux et que c’est le comportement de l’électeur qui doit être accompagné pour qu’il puisse se prémunir contre la manipulation.

«Cette sphère médiatico-sociale va s’auto-réguler : la loi serait inefficace, car inapplicable, sur un phénoméne incontrôlable. Les fake news existeront en ligne car elles existent dans la société. C’est la vulgarisation des usages qui va permettre la régulation. Ce n’est pas le contrôle. Il faut continuer à vulgariser l’usage des réseaux sociaux.»

Finalement, c‘est l’offre politique qui ne serait pas à la hauteur «face à ça la micro-société présente sur les réseaux sociaux et qui fait preuve d’une dynamique extrêmement intéressante», souligne-t-il. Par conséquent, il faudrait faire confiance aux électeurs qui sont sur les réseaux sociaux: malgré ce que l’on peut croire ils ne s’en laisseraient pas compter.

Reste qu’ils ont beau faire partie du quotidien, les réseaux sociaux sont avant tout des entreprises qui offrent une liberté d’échange aux internautes, mais cette offre est indéniablement intéressée. C’est ce que l’on a pu voir lors de différentes élections dans la monde, aux USA pour l’élection de Trump, comme au Royaume-Uni pour le Brexit. Leur capacité d’influence n’est donc pas à minimiser et il semble primordial de mieux comprendre les possibilités qu’ils offrent pour mieux pouvoir l’expliquer aux internautes.

Sana Sbouaï

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