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(Policy brief) Tunisie : le temps, une alternative et une solution à la dette ?

Le 3 mai 2021, une délégation tunisienne est attendue à Washington pour demander 4M$ au FMI. Le quatrième crédit en dix ans! Prêt après prêt, la situation ne s’est pas du tout améliorée. Pourquoi en serait-il autrement cette fois-ci ?

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Abstract

Le 3 mai 2021, une délégation tunisienne est attendue à Washington pour présenter le plan gouvernemental de « relance économique » et demander un prêt du FMI pour sa mise en œuvre. Le montant record de « quatre milliards $ »[i] a été avancé par le chef du gouvernement Hichem Mechichi. Le quatrième en dix ans. Cela montre que prêt après prêt, la situation ne s’est pas du tout améliorée. Pourquoi en serait-il autrement cette fois-ci ?

La Tunisie est au bord du défaut et le gouvernement de Hichem Mechichi s’entête à appliquer la même politique qui a empêtré le pays dans le piège de la dette cherchant des devises à tout prix pour assurer le service de sa dette extérieure et maintenir les flux commerciaux qui ne profitent qu’à une élite dominante. Bien que la Tunisie a récemment été dégradée à B3 avec une perspective négative par l’agence de notation Moody’s, le gouvernement espère naïvement vendre des obligations tunisiennes sur les marchés financiers internationaux, sans se soucier du coût social de cet endettement frénétique.

L’impasse économique n’est pas uniquement aux mains des dirigeants tunisiens. En soutenant une dette insoutenable, les créanciers, principalement les pays européens, ont non seulement aggravé la situation, mais aussi présenté les prêts multilatéraux et bilatéraux comme « aide à la transition démocratique ». Or, les universitaires tunisiens ont annoncé dès le début de la décennie passée l’enclenchement d’un cercle vicieux dont on frôle actuellement le paroxysme.

Dans cet article, nous nous penchons sur les mécanismes structurels qui ont contribué au doublement du ratio dette/PIB ainsi que leurs impacts sociaux, politiques et surtout économiques. Nous appelons à ce que la frénésie de l’endettement cesse. En lieu et place, nous défendons l’idée que le pays a besoin de temps : du temps sans nouvelles dettes et du temps sans remboursement des anciennes.

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La dette publique de la Tunisie pourrait devenir « insoutenable »[ii]. C’est ce qu’a estimé le Fonds Monétaire international (FMI) dans son évaluation annuelle après la dégradation de la note souveraine du pays de B2 à B3 avec une perspective négative par Moody’s[iii]. Pourtant, le 3 mai, le gouvernement tunisien sera à Washington pour négocier un nouveau prêt auprès du FMI.

Depuis 2011, la Tunisie a perdu huit points au total dans le classement de l’agence new-yorkaise, mais la particularité de cette dégradation est qu’elle place le pays au seuil de la catégorie C, synonyme de risque important et d’investissements spéculatifs. Officiellement, le budget prévoit un ratio dette/PIB de 92 %. Probablement sous-estimé, ce chiffre devrait être revu à la hausse dans la loi de finances complémentaire en cours de préparation par le gouvernement Mechichi et dont le dépôt au Parlement a été annoncé pour le deuxième trimestre 2021.

Cette dégradation est loin d’être une surprise. Dès avril 2020, un autre rapport du FMI notait que le choc Covid-19 avait considérablement « augmenté le poids de l’encours de la dette publique tunisienne. »[iv] En effet, l’impact de la pandémie a été plus lourd que prévu, conduisant à un taux de croissance historiquement bas en 2020 : -8,8 %. Partant, le pays déjà fragilisé pourrait se retrouver bientôt au bord du défaut.

Pourtant, la Tunisie n’a pas toujours été dans une telle tourmente. Il n’y a pas si longtemps, dans les années 2000, le pays d’Afrique du Nord était « l’enfant modèle » des institutions financières internationales (IFI). À la fin du règne autoritaire de Zine el Abidine Ben Ali en 2010, la dette tunisienne par rapport au PIB atteignait à peine 40 % — un niveau historiquement bas.

Comment la dette a-t-elle pu grimper si vite et si loin, doublant son ratio au PIB en moins d’une décennie ? Est-ce la corruption, la mauvaise gestion, l’affaiblissement des institutions ? Cette option est-elle la meilleure sortie de crise pour la Tunisie ? À qui profite la dette ? Un défaut ne devrait-il pas être envisagé ?

Les luttes pour le pouvoir aggravent la situation sanitaire et économique

Tout d’abord, la trajectoire politique entreprise par la Tunisie depuis 2011 est tout sauf une sinécure… Une décennie durant, dix chefs de gouvernement et onze ministres des finances se sont relayés à la tête du pays. Ce turn-over a fortement contribué à fragmenter et à déliter la gestion politique et administrative.

Les élections générales de l’automne 2019 n’ont fait émerger aucun gouvernement stable ou fort. Contre toute attente, Kais Saïed a fait son entrée au le palais présidentiel de Carthage, déstabilisant la fragile « politique de consensus » entre les islamistes et les forces de l’ancien régime. Tout en perdant du terrain, le parti islamiste Ennahda s’est classé premier aux législatives. Il a renié ses promesses électorales en concluant une alliance avec Qalb Tounes, le parti récemment créé par Nabil Karoui, un magnat des médias poursuivi pour fraude fiscale et blanchiment d’argent.

Les choses ont cependant été différentes pendant la campagne électorale, puisque Nabil Karoui et Ennahdha ont tous deux rejeté tout scénario de coalition en essayant de construire leurs campagnes respectives l’un contre l’autre : les islamistes ont dénoncé « la corruption » du fondateur de la chaîne populaire Nessma, tandis que Karoui s’est présenté comme le candidat du progressisme, de la modération et de la lutte contre la pauvreté. Tout compte fait, Ennahdha et Qalb Tounes n’ont pas réussi à former un gouvernement en décembre 2019. Ainsi, le pouvoir de proposer un candidat au poste de chef de gouvernement est passé au président de la République qui a nommé le social-démocrate Elyes Fakhfakh, autre candidat à la présidentielle de 2019 et ancien ministre des Finances. Le gouvernement de Fakhfakh a remporté le premier vote de confiance à l’issue de ces élections, mais a été par la suite mis à la porte suite à des manœuvres d’Ennahdha et de Qalb Tounes et à des soupçons de conflits d’intérêts. Ce duo ne s’est pas arrêté là. Il a même réussi à retourner le second choix du Saïed, Hichem Mechichi, contre son parrain qui l’avait pourtant propulsé conseiller à la présidence, puis ministre de l’Intérieur et enfin candidat à primature.

La gestion du Covid-19 a souffert de ces bisbilles politiques. Le gouvernement Fakhfakh semblait avoir réussi à gérer la première vague, n’enregistrant qu’une cinquantaine de décès et un millier de cas tout au long des mois de mars à juin 2020. Cependant, la situation est rapidement devenue incontrôlable depuis l’arrivée au pouvoir de Hichem Mechichi en août 2020, avec près de 310 000 cas et 11 000 décès au début du mois de mai 2021. De plus, les Tunisiens sont parmi les derniers dans le monde à se faire vacciner[v].

Cette recrudescence a coïncidé avec un climat politique et social délétère. Sur le terrain, depuis l’été 2020, manifestations, grèves dans les secteurs public et privé et vagues d’immigration ont explosé. Le gouvernement a choisi de faire face au mécontentement populaire par la répression policière et judiciaire ; durant la semaine du 14 janvier 2021 seulement, dixième anniversaire de la Révolution, les organisations tunisiennes des droits humains ont enregistré plus de 1600 arrestations, dont 30 % de mineurs[vi].

Au ministère des Finances, la situation est encore plus critique. Le ministre des Finances Ali Kooli n’a pas réussi à convaincre le Qatar de reporter le remboursement de 250 millions de dollars du principal d’un prêt contracté en 2012. À la veille de sorties sur les marchés financiers annoncées, les hauts fonctionnaires ont le sentiment d’être sur la sellette. En mars 2021, M. Kooli a décidé de renvoyer au moins trois hauts fonctionnaires, provoquant un tollé chez les directeurs généraux, qui menaçaient de démissionner collectivement. À la fin du mois, une vague plus importante de licenciements a été divulguée dans les médias puis démentie par le ministre. L’incertitude règne dans les hautes sphères du ministère.[vii]

Par ailleurs, lors d’une récente apparition dans les médias, le même ministre des Finances a annoncé son intention de lever 3 milliards de dollars, dont un milliard garanti par les États-Unis, avant même la conclusion de l’accord. Cette initiative a été considérée comme une tentative de manipulation des marchés par les spécialistes. Interrogé sur la capacité du gouvernement à payer les salaires du secteur public de mai et juin 2021, il a répondu qu’il ne disposait pas des fonds à l’heure où il parlait (début avril 2021)[viii].

Dans son budget 2021, la Tunisie prévoit le remboursement du principal de dette extérieure à hauteur de 6,506 milliards TND (2,367 9 milliards $) tout en empruntant 13,015 milliards TND (4,737 milliards $)[ix]. Jour après jour, la loi de finances ressemble de plus en plus à une chimère plutôt qu’à une véritable feuille de route.

Une dépréciation qui creuse l’endettement

Dans un contexte de crise sanitaire, économique et sociale, les récentes querelles politiques ont miné la crédibilité de l’État et accentué sa fragilité. Mais celles-ci ne suffisent pas à expliquer l’effondrement économique. Il faut noter que la variation du TND est la première cause d’aggravation — ou d’amélioration — de son ratio d’endettement.

En 2019, la dette par rapport au PIB a baissé à 72 % « en raison de l’appréciation du dinar et de la réduction des déficits budgétaire et extérieur », a écrit le FMI en avril 2020[x]. C’est la première fois que le ratio dette/PIB diminuait depuis la révolution de 2011. Toutefois, la baisse du dinar tunisien a grevé les comptes nationaux comme le note le service des marchés émergents de JP Morgan dans un rapport publié en juillet 2020[xi]. On y lit : « La dette extérieure a augmenté de 2/3 entre 2014 et 2019 suite à la dépréciation de la monnaie nationale. » Elle « devait atteindre un pic en 2021 et 2024 et s’élevait à 18,6 milliards de dollars entre 2020 et 2025. »

Le flottement de la monnaie résulte d’une conditionnalité du FMI, mentionnée dans le mécanisme élargi de crédit de 2016. Cela était censé renforcer les exportations et freiner les importations. Par conséquent, l’activité économique devait théoriquement tirer la croissance vers le haut. Potentiellement, cela pouvait s’accompagner d’un effet secondaire dommageable : l’inflation. Malheureusement, seule cette prévision s’est concrétisée avec une baisse inévitable du pouvoir d’achat des Tunisiens.

Le piège de la dette : s’endetter pour rembourser

Depuis 2011, la Tunisie est confrontée à un besoin constant de nouveaux flux de devises pour compenser la chute des investissements directs étrangers et des exportations. La voie — a priori la plus facile, mais la plus contraignante — était l’endettement en masse. Ainsi, la Tunisie a souvent fait appel aux créditeurs officiels et privés pour répondre à ses besoins en devises. Le pays été quasiment en permanence « sous programme » du FMI : 2013 Stand-by Arrangement, 2016 Extended Fund Facility et en 2019 le Rapid Financing Instrument. Le quatrième programme est en cours de négociation. Le chef du gouvernement Hichem Mechichi espère obtenir 4 milliards $ de crédit, un record. Pourquoi le Fonds est-il incontournable aux yeux des gouvernements tunisiens ? Le fait d’être sous un programme du FMI était une garantie supplémentaire pour ses autres créanciers qu’elle se conformerait à la politique de l’institution de Washington et donnerait la priorité au service de la dette, au flottement de la monnaie nationale et à l’ouverture des frontières aux capitaux et aux marchandises.

Le FMI joue ici un rôle crucial en tant que « prêteur de dernier recours », car il fournit des liquidités lorsqu’aucun autre créancier n’est disposé à prêter. Ces liquidités pourraient simplement transiter par la Tunisie, pour finir chez ses créanciers, obligeant le pays à s’endetter davantage. A titre d’exemple, alors que le gouvernement négocie en mai 2021 un nouveau prêt avec FMI, une partie de ce prêt reviendra très probablement au Fonds puisque la Tunisie doit lui rembourser 185 millions DTS (l’équivalent de 268 millions $) en 2021, tandis que le reste ira à d’autres créanciers.

Les prêts antécédents contractés du temps de Zine el Abidine ben Ali arrivant à échéance après 2011, la Tunisie avait besoin de nouveaux flux de devises. Elle était donc prête à signer n’importe quelle convention de prêt pour obtenir des devises quitte à s’engager sur des projets mal étudiés et sans impact. En effet, le rapport de la Cour des comptes sur la dette publique extérieure publié en 2018 a relevé que les prêts orientés vers des projets ont été mis en attente ou négligés et qu’ils souffraient un suivi faible ou inexistant. En outre, ceux-ci n’étaient pas nécessairement adaptés aux besoins de la population et ne répondaient pas non plus à ses attentes. Finalement, l’objectif principal de ces projets a été d’obtenir des devises fortes et non de répondre aux attentes des Tunisien.nes, comme l’ont déclaré divers hauts fonctionnaires dans différents entretiens.

Emprunter pour importer

Le besoin de maintenir les réserves en devises à flot ne répond pas uniquement à la nécessité de servir sa dette. C’est un impératif découlant du système économique tunisien basé en grande partie sur l’export de produits à faible valeur ajoutée et l’import de marchandises pour les revendre sur le marché local avec une grande marge. Souvent, les plus grands importateurs détiennent une position dominante ou un privilège injustifié. Ils bénéficient de privilèges douaniers ou fiscaux, les plus petits subissent les taux rédhibitoires. Sauf que pour importer, il faut que la banque centrale ait assez de réserves en devises pour concéder les lettres de créance aux importateurs qui souhaitent troquer leurs dinars pour des euros ou dollars.

C’est là aussi où intervient le rôle pernicieux des élites vis-à-vis de la dette : il faut que le flux de la dette et des devises se maintienne afin qu’il y ait toujours une sorte de fonds de roulement de réserve permettant aux acteurs dominants de continuer leur business. L’échec de l’émergence d’une industrie à forte valeur ajoutée — qui impliqueraient l’enrichissement des classes moyennes et la concurrence des élites établies — découle en partie de ce schéma économique.

Une dette qui plombe la croissance

Alors que les pays occidentaux ont présenté ces flots de prêts comme une « aide », ces prêts sont loin d’être de la charité. Annonçant le début d’un cercle vicieux de l’austérité, de nombreuses sonnettes d’alarme ont été tirées au moins depuis 2013 : l’endettement frénétique freinerait la création de richesse. Selon une étude publiée par l’Institut public tunisien de la compétitivité et des études quantitatives[xii], « le seuil optimal du taux d’endettement public au-delà duquel la dette étouffe la croissance, estimé alors à 48,5 % du PIB, est dépassé depuis 2014. » Ce taux pourrait franchir la ligne des 100 % du PIB dans certaines prévisions pour 2021.

Et pourtant, la frénésie de l’endettement ne semble pas connaitre de limites : il n’y a jamais eu autant de nouveaux emprunts signés que cette dernière décennie. La politique d’endettement, s’il y en a une, a été problématique tant sur la forme que sur le fond.

Dans « Does the external debt composition matter for economic growth in Tunisia »[xiii] ? Samir Abdelhafidh s’interroge sur « l’efficacité en termes de croissance économique de tous les programmes et projets financés par les institutions multilatérales en Tunisie. » L’économiste tunisien qui a travaillé sur la période 1970-2018 remarque qu’« ils [les programmes et projets financés par les institutions multilatérales] mettent en évidence la nécessité de repenser les modes de négociation de la dette multilatérale non concessionnelle et d’auditer les réformes et les projets qu’elle a soutenus. » Il a constaté que les prêts bilatéraux ont un meilleur impact sur la croissance que les multilatéraux dont l’impact est négatif. Cependant, aujourd’hui, la moitié du stock de la dette extérieure de la Tunisie émane d’institutions multilatérales.

Soutenir l’insoutenable

Comment se fait-il que la dette publique tunisienne ait été jugée « soutenable » pendant toutes ces années par les créanciers de la Tunisie ? Aucun gouvernement n’était prêt à prendre la responsabilité d’admettre et d’affronter le piège de la dette dans lequel le pays était pris. Ce qui a compté pour toutes les tendances politiques : c’est de maintenir à flot un navire qui coule inexorablement. Chaque gouvernement a évité de déclarer le défaut et d’hériter de l’étiquette « équipe défaillante ».

Ironiquement, pendant des années, la signature de nouveaux contrats de prêt a été célébrée dans les médias comme une preuve de la confiance et du soutien de la communauté internationale. Ils ont vanté chaque signature de prêt comme une preuve autoconvaincante que l’image de la Tunisie est bien perçue à l’étranger et qu’elle passait avec succès les tests de « la transition démocratique. » Ensuite, les IFI et les prêteurs officiels considérant que le maintien du robinet de crédit ouvert est un moyen de soutenir cette soi-disant « transition démocratique ».

Paradoxalement, la dette de la Tunisie a été jugée viable par les institutions financières internationales si et seulement si, elle était capable de rembourser ses créanciers… peu importe si elle s’endette, pour rembourser.

Pour l’aider « à créer des richesses » — qui finiront par servir en partie la dette extérieure — les privatisations, les libéralisations et donc la réduction de l’État-providence étaient des recettes prêtes à l’emploi. Peu importe les moyens, c’est la fin (le remboursement) qui compte.

La dette de la Tunisie semble être davantage un outil de soumission par l’austérité qu’un quelconque soutien à la transition démocratique.

Lorsque l’ancien président de la Citibank, Walter Wriston, déclarait que « les pays ne font pas faillite (Countries don’t go bust!)[xiv] », à la veille de la crise de la dette latino-américaine des années 1980, il définissait véritablement la soutenabilité d’un point de vue néolibéral et dominant : est durable le pays qui a encore quelque chose à vendre pour générer de la richesse et rembourser la dette. Il en va de même pour la Tunisie : lorsque les prêteurs considéraient la dette tunisienne comme viable, ils entendaient plutôt « solvable ». Cela sous-entend qu’un pays aura toujours quelque chose à vendre ou à mettre sous bail emphytéotique (pluridécennal) : une autoroute, un aéroport, des terres ou la force de travail bradée de ses citoyens, etc. Une fois que tout est vendu, ce pays n’existerait plus et on serait dans le scénario désastreux d’un État failli…

Ainsi, prêter à un pays alors même que sa dette est insoutenable le met dans une injonction de payer alors qu’il n’en n’a pas les moyens. Ceci renforce la position des créanciers au détriment des intérêts des citoyens.

Le rôle des IFI en temps de pandémie

L’acquisition des vaccins Covid-19 par la Tunisie reflète la dépendance excessive du pays vis-à-vis du crédit. À la mi-mars 2021, le vice-président de la Banque mondiale, Ferid Belhadj, a vanté ses efforts pour trouver un nouveau prêt de 400 millions $, dont 100 millions permettront au pays « d’acheter les vaccins Covid-19 ». Quelques jours plus tard, 100 millions $ supplémentaires ont été alloués. Tout en vantant sa diligence, le responsable tunisien de la BM a révélé que les autorités de sa mère patrie n’ont pas été en mesure de provisionner ce montant dans le budget 2021 pour répondre à un besoin aussi urgent. Un deuxième prêt de 85 millions € a été annoncé deux mois plus tard… pour le même poste de dépenses.

Si la pénurie des ressources est si forte et si le gouvernement et l’État ne parviennent pas à répondre à un besoin aussi fondamental que prévisible, cela veut dire que la Tunisie est maintenue artificiellement sous perfusion, en sursis d’un défaut. Pourquoi le pays ne devrait-il pas tout simplement franchir le Rubicon ? C’est-à-dire ne pas privilégier le service de la dette au détriment de la gestion de la pandémie et autres dépenses prioritaires destinées à créer durablement des richesses ?

Des défauts pluriels VS une quête illusoire de stabilité

Les expériences de défaut — actuelles et passées — sont effrayantes, surtout lorsqu’elles ne sont pas préparées. Sans entrer dans un passage en revue des différents défauts souverains depuis deux siècles[xv], il n’y a pas de « parcours type ». La répudiation unilatérale de la dette n’est que le scénario le plus extrême. Il est possible de puiser dans une panoplie diverse comprenant le rééchelonnement, la restructuration ou encore le moratoire sur la dette. Bien évidemment, aucun choix n’est sans conséquence. Toutefois, ceux qui refusent d’envisager ces scénarios se réfugient derrière la peur du chaos et de l’anarchie. Nous sommes en droit de nous demander dans le cas tunisien, si la situation que vit le pays n’est pas en soi chaotique et ne risque-t-elle d’empirer si continue sur cette voie ?

De plus, il est certain que la préparation en amont est primordiale. Toutefois, dans les couloirs du ministère des Finances, cette éventualité est actuellement un tabou, aucun scénario de défaut n’y est discuté ou préparé. Ce sont les élites dominantes qui seront mises au défi d’un défaut. Les groupes sociaux structurés et établis (forces politiques, élites économiques, syndicats, etc.) seront les premiers et principaux ébranlés. Ce sont aussi les premiers à annoncer la fin du monde dès que cette idée est abordée dans le débat public sortant l’argument qui leur semble l’infaillible : « de l’image de la Tunisie à l’extérieur » occultant l’image de la Tunisie « à l’intérieur ».

C’est au sein de ces sphères que les voix « anti-défauts » se feront entendre et clameront également leur peur pour les groupes les plus fragiles et marginalisés. Vraiment ? Ceux qui ont peu ou rien n’auront rien à perdre. En effet, les périphéries appauvries et marginalisées ont particulièrement souffert de l’absence de redistribution et encore plus des conséquences économiques de la pandémie. Le gouvernement Mechichi a fait face à leur mécontentement par la répression. En s’obstinant à appliquer les mêmes politiques, l’agitation sociale ne peut que nécessairement augmenter. D’autant plus que même les classes moyennes, supposées être un élément socialement stabilisateur, sont entrain de connaitre une fragilisation et une paupérisation croissante.

La quête de stabilité ne vient pas seulement des élites locales, « les anti-défaut », mais aussi des créanciers : les Européens notamment principaux créanciers de la Tunisie. Leur plus grande crainte est de voir des hordes d’Africains traverser la mer méditerranée. Par conséquent, ils veulent éviter à tout prix la « déclaration de défaut », craignant les vagues d’immigration qu’une telle perspective pourrait entraîner, selon des sources européennes.

La politique des pays occidentaux en Tunisie s’est limitée à rechercher et à soutenir la moins mauvaise des alternatives politiques — comme ils l’ont fait avec Ben Ali pendant deux décennies — donnant la priorité à une fausse « stabilité » sous couvert d’une démocratie chancelante.

Selon certains diplomates européens, l’actuel Premier ministre Hichem Mechichi est considéré comme l’homme qui pourrait conduire le pays vers les rives de la stabilité. Dans le même temps, ils minimisent son maintien de l’ordre autoritaire et sa gestion de l’agitation sociale en tant que ministre de l’Intérieur par intérim : emprisonnement de manifestants par centaines, intimidation de militants, d’artistes, etc. Mais soutenir des dirigeants politiquement faibles et impopulaires avec l’idée sous-jacente qu’ils apporteront la stabilité et contrôleront les frontières est un leurre.

En fait, l’octroi de crédits en devises étrangères à des institutions et des gouvernements défaillants renforcera et étendra artificiellement leur position et leur pouvoir. L’inévitable défaut de paiement pourrait survenir au pire moment possible, lorsque la situation politique et sécuritaire se seront détériorées.

C’est pourquoi il doit y avoir un changement dans la conception du défaut, non pas comme une fin dramatique de l’histoire, mais comme une opportunité de laisser des espaces ouverts aux classes sociales marginalisées, aux régions appauvries. À l’heure où les risques environnementaux sont jugés systémiques et élevés, repenser l’agriculture destinée à l’exportation, l’industrie à faible valeur ajoutée, le tourisme de masse, les entreprises familiales quasi monopolistiques, les réflexes bureaucratiques de l’administration… est plus urgent que jamais.

Les autorités tunisiennes ont toujours considéré le remboursement de la dette comme la priorité absolue au cours de la dernière décennie et ont payé le reste de la dette de l’ancien régime autoritaire. Alors que de nombreuses ONG et partis politiques ont non seulement appelé à un audit de la dette, mais aussi à une répudiation de la dette odieuse dans le sillage du 14 janvier 2011, ce fut une occasion ratée. La Tunisie a gagné quelques batailles démocratiques telles qu’une plus grande liberté d’expression et la diversité politique ; cependant, elle se bat toujours pour trouver la voie du salut économique.

La deuxième occasion manquée se situe au premier semestre 2020 avec le pic de Covid-19. La pandémie a initié un grand changement dans la gestion de la dette. L’initiative de suspension du service de la dette (DSSI) a permis aux pays les moins avancés de ne pas dilapider de précieuses ressources fiscales au profit de leurs créanciers au lieu d’investir dans la santé. Cette initiative ne concerne que la dette bilatérale, mais pourrait être un premier pas pour une bulle d’air frais aux dépenses prioritaires : santé, protection sociale, éducation. De tels mécanismes devraient être étendus à des pays comme la Tunisie. En effet, pour la croissance de demain, rien ne vaut la santé des citoyens[xvi].

Il serait regrettable que les pays démocratiques qui se trouvent être les principaux créanciers soient une entrave au redressement de la Tunisie. Dix ans après la révolution, c’est le temps des comptes et les pays occidentaux ont défini la mise en œuvre et l’évaluation de l’« aide » dont ils pensent que la Tunisie a besoin. Il est plus qu’urgent qu’ils changent d’approche et passent de l’octroi d’argent à l’octroi de temps. Du temps sans nouveaux prêts et du temps sans remboursement de prêts. Éviter une autre « décennie perdue » sur le plan économique est à la fois une responsabilité des créanciers et des dirigeants.

Présentation de l’auteur

Mohamed HADDAD est le rédacteur en chef et ancien président de Barr al Aman Research Media, une organisation qui travaille sur l’évaluation des politiques publiques depuis six ans. Parmi les thèmes abordés : commerce/économie, agriculture, santé, justice, pouvoir local, etc.

Diplômé de l’école de journalisme de Bordeaux, il a également été correspondant de médias étrangers depuis 2011 notamment pour Reuters, l’AFP et Le Monde. Il est étudiant à la Harvard Kennedy School dans le cadre du Mid-Career Master of Public Administration, (promotion 22′).

Références

[i] McDowall, Tarek Amara, Angus. “Tunisia to Seek $4 Billion IMF Loan, PM Says.” Reuters, May 1, 2021. https://www.reuters.com/article/ozabs-uk-tunisia-prime-minister-idAFKBN2CI32X-OZABS.

[ii] “Tunisia : 2021 Article IV Consultation-Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Tunisia.” Accessed April 17, 2021. https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2021/02/26/Tunisia-2020-Article-IV-Consultation-Press-Release-Staff-Report-and-Statement-by-the-50128.

[iii] Moodys.com. “Moody’s Downgrades Tunisia’s Ratings to B3, Maintains Negative Outlook,” February 23, 2021. http://www.moodys.com:18000/research/Moodys-downgrades-Tunisias-ratings-to-B3-maintains-negative-outlook–PR_440068.

[iv] “Tunisia : Request for Purchase Under the Rapid Financing Instrument-Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Tunisia.” IMF Country Report No. 20/103 (April 14, 2020): 46. https://www.imf.org/en/Publications/CR/Issues/2020/04/14/Tunisia-Request-for-Purchase-Under-the-Rapid-Financing-Instrument-Press-Release-Staff-Report-49327.

[v] Leaders. “Covid-19: 40 associations tunisiennes adressent une lettre ouverte au Président de la République et au Président du Gouvernement.” Accessed May 2, 2021. https://www.leaders.com.tn/article/31685-covid-19-40-associations-tunisiennes-adressent-une-lettre-ouverte-au-president-de-la-republique-et-au-president-du-gouvernement.

[vi] Réalités Online. “La LTDH condamne ‘l’agression’ et ‘la torture’ des manifestants arrêtés,” February 7, 2021. https://www.realites.com.tn/2021/02/la-ltdh-condamne-lagression-et-la-torture-des-manifestants-arretes/.

[vii] Entretien avec l‘auteur (mars avril 2021)

[viii] Time code: 25’05”. Ali Kooli. حوار مع وزير الاقتصاد والمالية ودعم الاستثمار السيد علي الكعلي في برنامج “تونس هذا المساء” على القناة الوطنية 1. Facebook Watch, Avril 2021. https://www.facebook.com/watch/?v=2906059323046312.

[ix] taux du 30/04/2021 où 1 $ = 2,747 5 TND

[x] IMF. “Tunisia : Request for Purchase Under the Rapid Financing Instrument… op. cit.

[xi] Mikael Eskenazi, Trang Nguyen, Giyas M Gokkent, and Nicolaie Alexandru-Chidesciuc. “Tunisia: Sunset on Tatooine.” MENA Emerging Markets Research. J.P. Morgan, July 28, 2020. www.jpmorganmarkets.com.

[xii] MENSI, Walid. “Quel taux d’endettement public optimal pour la Tunisie ?” Notes et analyse de l’ITCEQ. ITCEQ, décembre 2013. http://www.itceq.tn/wp-content/uploads/files/notes2014/taux-endettement-public.pdf.

[xiii] Abdelhafidh, Samir. “Does the External Debt Composition Matter for Economic Growth in Tunisia?” Economics Bulletin 40, no. 4 (2020): 2802–18. https://ideas.repec.org/a/ebl/ecbull/eb-19-00873.html.

[xiv] Introduction (p4) Jerome Roos. Why Not Default?, 2019. https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691180106/why-not-default.

[xv] Nous conseillons la lecture de Jerome Roos. Why Not Default?, 2019. https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691180106/why-not-default.

Que nous avons par ailleurs recensé ici : Mohamed HADDAD. “Et si on faisait défaut sur nos dettes souveraines ? | Barr al Aman,” February 1, 2021. https://www.researchmedia.org/why-not-default-jerome-roos-review-fr/.

[xvi] Gadha, Maha Ben. “Tunisia Joins Forces to Save Global Capital | Barr al Aman,” May 28, 2020. https://news.barralaman.tn/tunisia-joins-forces-to-save-global-capital-maha-ben-gadha/.

Mohamed HADDAD

2 comments

  • voir le numéro 1 de l’excellent MagEco en date du 14 janvier 2012.
    Plus de trente experts internationaux parlent ECONOMIE post-“révolution” et dette …
    il y a plus de NEUF ans

  • Très intéressante lecture de la situation. Une analyse très instructive. Par contre, il me semble qu’il manque un point essentiel, extrêmement important pour remettre la Tunisie sur le droit chemin. Il s’agit de la question de l’indépendance de la banque centrale; le fait que la BCT n’est plus en mesure de financer le déficit du gouvernement. Une ânerie extraordinaire, tout en sachant qu’à l’heure actuelle, presque aucun pays ne suit ce format libérale de la banque centrale. Et puis, à la question de la limite de la dette, il faut se poser deux questions supplémentaires: dans quel monnaie est dénominée cette dette et qui la détient? Pour exprimer mon point de vue rapidement: si la dette est dénominée dans la monnaie nationale du pays, c’est à dire la monnaie sur laquelle on collecte les taxes, et si cette dette est détenue par la Nation, c’est à dire les personnes physiques et morales qui ont la nationalité du pays en question, la seule limite de la dette est le seuil de l’inflation souhaitée et ciblée pour une économie prospère. Autrement dit, dans l’absolue on ne peut pas qualifier une situation d’endettement à 30% du PIB comme meilleure qu’une situation d’endettement à 50%, voire dépassant les 100%. Je vous remercie pour votre analyse, et que Dieu protège notre pays, surtout de ces ânes qui nous gouvernent. Comme le titre du livre de Charles Gave, nous sommes des Lions conduit par des Anes.