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Il brille un éclat particulier dans le regard des agriculteurs de la fête des semences paysannes qu’organisait l’Association tunisienne de permaculture (ATP) dans l’oasis de Chenini, aux abords de Gabès, les 7 et 8 septembre. Comme les détenteurs d’un feu sacré, ils protègent, entretiennent et font croître une richesse menacée : les semences qu’ont léguées des siècles de travail et d’adaptation aux conditions de la terre et du climat tunisiens, et que les semences commercialisées pour l’agriculture industrielle menacent d’évincer.
« On me prend pour un fou »
Parmi les vingt quatre exploitants venus à Chenini, tous ne sont pas des anciens qui ont conservé jalousement les graines qu’ils employaient dans leur jeunesse. La plupart au contraire ne se sont lancés depuis que depuis quelques années. Fils d’agriculteurs qui avaient abandonné le travail de la terre ou nouveaux venus, tous partagent la même expérience : entreprendre une démarche qui donne un sens à leur vie. Et tous ont suscité la même réaction : « Au début, on m’a pris pour un fou ! ».
« J’ai pris de 3 hectares de la terre familiale pour la travailler en permaculture, raconte Radhouane Tiss, installé dans le Sud, à Oued el Khil, entre Tataouine et Médenine. L’idée, c’est d’améliorer ce pays, de changer la façon de travailler la terre sans recourir aux produits chimiques. C’est une question de santé publique. »
« Nous sommes isolés dans notre région, raconte Guediri Boumediene installé à Sidi Sallem, au Sud de Gabès. Autour de nous les producteurs travaillent avec des forages, des semences hybrides et des pesticides qui tuent la terre. Les arrosages emportent les nitrates dans la nappe phréatique. Nous, nous voulons laisser une terre cultivable et minimiser notre dépendance à l’eau. Avec le changement climatique, nous n’aurons pas le choix. Malheureusement les agriculteurs aujourd’hui sont persuadés qu’on ne peut pas se passer de pesticides, ils ont oublié les pratiques. »
Radhouane Tiss, par exemple, déploie tout un arsenal de techniques pour cultiver arbres fruitiers, oliviers, figuiers et même des fruits tropicaux comme la papaye et l’avocat : « J’ai espacé les arrosages pour que les plantes s’acclimatent et deviennent plus résistantes. Pour les protéger, j’utilise des préparations à base de piment rouge, d’ail ou de feuilles de neem [ou margousier, ndlr], le seul arbre que les sauterelles n’attaquent pas. Pour l’instant, les agriculteurs voisins viennent voir. Dans quelques années, je suis sûr qu’ils verront la différence et qu’ils m’imiteront. »
A contre-courant
La permaculture et l’emploi des semences paysannes ouvrent une voie à contre-courant de l’évolution générale du modèle agricole. L’heure est à l’expansion à outrance des exploitations en monoculture pour produire pour l’exportation. Des oliviers notamment, et pas de variété locale, mais des plants venus d’Espagne ou d’Italie. Des arbres plus rapidement productifs certes, mais gourmands en eau et épuisés après 25 ans, quand les variétés tunisiennes se contentent de peu d’eau et peuvent produire des siècles. Ces nouveaux exploitants sont des entreprises, voire des investisseurs qui blanchissent de l’argent et qui bénéficient des appuis de l’Etat et des banques. Alors que si l’on ne fait pas monoculture ou si l’on n’utilise pas les variétés étrangères, on n’a pas accès aux subventions publiques », déplore encore Guediri Boumediene.
Le travail des anciennes variétés locales reste perçu comme une lubie contre-productive. Pourtant Nabil Ben Marzouk fait l’expérience du contraire avec une variété de blé dur, délaissée depuis des décennies au profit du blé tendre utilisé pour le pain blanc. « C’est vrai que notre blé ne produit que 9 quintaux à l’hectare quand les autres peuvent monter jusqu’à 60 quintaux. Mais quand on enlève le coût du travai et des produits chimiques, s’il on compte que l’Etat achète le blé tendre à 65 DT le quintal alors que grâce à la valorisation dans de meilleurs produits vendus plus chers, nous pouvons l’acheter jusqu’à 250 dinars, la rentabilité économique est de notre côté. »
Le point crucial de ce modèle de production, le passage obligé pour son expansion, c’est la commercialisation. Faute de moyens, les quantités produites sont faibles. Les circuits commerciaux classiques ne sont pas adaptés à cette production plus limitée et, pour l’instant, plus chère. « Il faut compter sur les magasins bio, les boutiques en ligne, la livraison à domicile », poursuit Guediri Boumediene.
« L’argument de l’apport de devises pour justifier l’agriculture industrielle ne tient pas, estime Nada Trigui, co-fondatrice de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire (actuellement journaliste au sein de l’équipe de Barr al Aman). Dans ce modèle agricole, Tout est importé à prix fort, des plants ou des semences, jusqu’aux intrants. Au bout du compte, cela nuit à la balance commerciale. »
Mais la Tunisie, dont l’économie est dépendante des exportations, est de plus en plus liée par des conventions internationales, notamment en terme de protection de la propriété intellectuelle qui interdisent progressivement l’emploi des semences paysannes.
La pointe de l’iceberg
Malgré tout, l’emploi des semences paysannes se développe rapidement grâce au travail de l’ATP. La fête des semences est l’occasion d’échanger des graines et de mesurer les résultats obtenus d’une année à l’autre. Mais ce temps de rencontre entre producteurs et consommateurs n’est que la pointe de l’iceberg. L’APT a entrepris l’identification et la mise en réseau des cultivateurs, travaille à la construction de circuits de commercialisation, à l’élaboration d’un certificat garantissant la semence et le respect de normes de l’agrobiologie, et à la sensibilisation des pouvoirs publics. Elle vient d’ailleurs de signer une convention avec le ministère de l’agriculture pour introduire des modules sur la permaculture dans les formations d’Etat.
Face à un modèle fondé sur la monoculture pour l’export, extensive, coûteuse en devises, nuisible aux ressources naturelles nationales (l’eau et la terre) et à la santé, qui ne fait que renforcer la dépendance internationale de la Tunisie, le modèle dans lequel s’insère l’emploi des semences paysannes est tout à l’opposé : « Nos semences, c’est notre souveraineté », clame Nabil Ben Marzouk.
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